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s’était, je le crois bien, laissé entraîner par son sujet au-delà des limites exactes où il s’était peut-être d’abord promis de le contenir. Rien de plus naturel qu’au sortir de cette sorte de crise, il ait été comme ressaisi par ses anciens sujets d’études et d’observations. Il fallait laisser le temps faire son œuvre, mûrir et consommer le développement de pensée dont le Disciple était un signe avant-coureur, et aussi user jusqu’au bout le moule romanesque où l’écrivain avait jeté tout d’abord ses impressions et ses expériences.

Ce n’est pas à dire d’ailleurs qu’on ne puisse trouver « du nouveau » dans cette suite d’œuvres. Le caractère cosmopolite, qui déjà apparaissait dans les premiers romans, dans Mensonges, par exemple, se manifeste ici plus clairement, plus largement. Le titre seul de Cosmopolis symbolise assez nettement cette veine relativement nouvelle. Une idylle tragique dépeint, — le sous-titre primitif en témoigne, — des « mœurs cosmopolites. » Et enfin, si les principaux héros du beau roman de la Terre promise sont bien Français, c’est dans un décor tout italien, c’est dans un milieu très international que se déroule leur douloureuse histoire. M. Bourget a bien utilisé ses multiples voyages ; son « méthodique souci de la culture et du renouvellement[1] » l’a bien servi. La connaissance du « Tout-Europe » lui a inspiré de très belles descriptions, d’exquis paysages ; elle lui a permis d’enrichir son œuvre romanesque de curieux détails de mœurs, de piquantes ou originales figures. « Peu à peu, — écrivait-il dans son étude sur Beyle, — peu à peu, et grâce à une rencontre inévitable de ces divers adeptes de la vie cosmopolite, une société européenne se constitue, aristocratie d’un ordre particulier dont les mœurs complexes n’ont pas eu leur peintre définitif[2]. » Il a essayé d’être ce peintre, et il y a excellemment réussi.

Le cosmopolitisme, s’il comporte bien des jouissances et s’il présente bien des séductions, offre aussi un très grand danger : il peut être une des formes du dilettantisme et de la décadence ; il « déracine » l’âme qui s’y prête trop complaisamment ; il

  1. Dédicace de Cosmopolis.
  2. Essais de psychologie, éd. originale, t. I, p. 304.