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donner l’ordre que votre pension vous soit exactement payée, et je vous prie de me faire savoir si cet ordre n’est point exécuté, et de croire au plaisir que j’ai de faire quelque chose qui vous soit utile. — BONAPARTE.

Mais cinq années devaient se passer encore avant que Canova fût admis à connaître personnellement son glorieux admirateur. Celui-ci, du reste, à la date de cette première lettre, n’avait guère eu l’occasion d’apprécier par soi-même les « grands talens » d’un artiste dont la renommée seule était parvenue jusqu’à lui ; et ce n’est sans doute que durant l’été de 1802 que l’œuvre du sculpteur s’est vraiment révélée à lui, sous les espèces de ces deux groupes de Psyché et l’Amour qui, aujourd’hui encore, représentent pour nous au Louvre l’art du maître vénitien, — aussi fidèlement admirés des visiteurs du dimanche qu’ils sont désormais dédaignés du public, plus « raffiné, » des jours de semaine. Les deux groupes, en effet, avaient été rapportés de Rome par le général Murat, qui les avait somptueusement installés dans sa maison de Villiers ; et à peine Napoléon les eut-il aperçus, qu’aussitôt le désir lui vint de s’attacher, en qualité de « sculpteur ordinaire, » l’auteur de compositions où il croyait retrouver la plus pure fleur du génie antique. Au début de septembre 1802, Canova apprit de l’ambassadeur français à Rome, François Cacault, que le Premier Consul voulait bien l’appeler à Paris, afin d’y exécuter à la fois son buste et sa statue. Le pauvre Canova eut beau, à l’extrême étonnement du diplomate, essayer par tous les moyens de se dérober à cet honneur imprévu, qu’il considérait comme incompatible avec ses sentimens de patriote vénitien : force lui fut d’obéir à la volonté formelle de son maître, le pape Pie VII, et d’accepter enfin une tâche qui devait, d’ailleurs ; lui être payée avec une libéralité toute princière, 120 000 francs et le remboursement de tous les frais du voyage.

Arrivé dès la fin de septembre à Paris, où un luxueux appartement lui était préparé chez le nonce Caprara, il fut sur-le-champ présenté au Premier Consul, qui l’accueillit avec une faveur des plus marquées. Dans une lettre écrite au sortir de cette entrevue, Canova ne pouvait s’empêcher de reconnaître que le tyran abhorré avait « une tête antique : » déjà le charme tout-puissant de son modèle commençait à agir sur lui. Et ce fut bien autre chose encore lorsque, durant les cinq séances qui lui furent accordées pendant le mois d’octobre, il eut pleinement le loisir d’étudier et la vivante beauté de cette « tête antique » qui posait devant lui et la richesse merveilleuse du génie qu’il y voyait reflété. Ses lettres d’alors, malheureusement, sont loin d’offrir