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des heures à contempler. Il veut que vos impressions d’histoire ou d’art soient originales et variées, et qu’elles soient dignes des lieux ou des œuvres qui vous les auront inspirées. Ayez, autant qu’il vous plaira, de l’esprit, de l’éloquence, de l’humour ; mais malheur à vous, si vous en avez à contretemps ! Et malheur à vous si, sous prétexte de philosophie, vous infligez à votre hôte une dissertation : il s’attendait à voyager avec un honnête homme, et il tombe sur un pédant : il ne vous le pardonnera pas.

Tous ces écueils, M. Bourget les connaît, et il a su les éviter. Il sait fort bien qu’il n’est permis qu’à Pierre Loti de nous enchanter en nous livrant tout simplement son journal de route : « Ce procédé, déclare-t-il, paraît le plus naturel pour un récit de voyage, et le plus infailliblement intéressant. Aucun n’est plus dangereux. Comment ne pas échapper à l’insignifiance, si l’on ne choisit pas entre ses impressions, et, si l’on choisit, à l’insincérité[1] ? » Et il choisit, lui, et il n’est pas insincère. C’est qu’en dépit des retranchemens et des transpositions nécessaires, il se peint tout entier dans ses livres de voyage. « Moi, je ne suis, hélas ! — dit-il quelque part[2], — qu’une moitié de poète qui s’arrange, comme elle peut, d’être cousue à une moitié de psychologue. » C’est précisément ce mélange original qui donne tant de saveur et d’intérêt à ses impressions de voyageur cosmopolite. À l’exemple de Taine, qu’il rappelle assez souvent, M. Bourget porte partout sa « passionnée et presque coupable curiosité de l’âme humaine[3], » et tout lui sert, tout lui est bon, — enquêtes faites sur place, conversations, lectures, observation des hommes et des choses, — pour la satisfaire. L’âme anglaise, italienne, ou américaine, voilà ce qu’il recherche parmi toutes ses pérégrinations ; voilà la réalité qu’il voudrait se représenter et révéler aux autres avec toute l’exactitude possible, et à laquelle il applique « la passion maîtresse de son intelligence, ce goût, cette manie presque, de ramasser des milliers de faits épars dans le raccourci d’une formule. » Que cette « façon de penser et de regarder » ait « ses limitations, » comme elle a sa valeur, c’est ce dont l’écrivain convient tout le premier. Mais il ajoute avec raison : « En

  1. Études et Portraits, t. III, p. 351-352.
  2. Études et Portraits, t. II (éd. originale), p. 343.
  3. Sensations d’Italie, éd. originale. Lemerre, 1891, p. 222.