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amen, amenissimen ! » Vigny put connaître d’avance le livret exsangue d’Emile Deschamps ; il put entendre, aux répétitions, quelques fragmens de la musique. Dans la semaine immédiatement antérieure au jour fixé pour la première audition, il reçut de Berlioz ce billet laconique non daté, mais qui se met, de lui-même, à sa date :

« Bonjour ! — On m’a dit que vous étiez rétabli et je tiens à vous avoir dimanche. La reine Mab m’a confié qu’elle avait une passion pour vous. H. BERLIOZ. »


Cette fois, le succès fut aussi vif qu’il était imprévu. Les musiciens les plus hostiles n’eurent qu’à se résigner. Quant aux littérateurs, ils étaient venus en grand nombre et, à propos de ce public, Balzac disait, le lendemain, à Berlioz : « C’était un cerveau que votre salle de concert. » Dans le journal La Presse, où régnait Mme de Girardin, réconciliée avec l’ancien amoureux de Delphine Gay et devenue pour lui, vers ce temps-là (quelques billets inédits en font foi) une excellente camarade, on avait fait campagne pour Berlioz et pour Roméo et Juliette. C’est Théophile Gautier qui fut chargé de sonner la victoire. Il écrivit, à cette occasion, des pages dignes de survivre. Il louait d’abord la volonté indomptable de Berlioz : « En ce temps de polémique et de publicité, disait-il, il ne suffit pas d’être un grand talent, il faut encore être un grand courage. » Il raillait l’auditeur français de son horreur de la nouveauté, qui fait sur lui « le même effet que l’écarlate sur le taureau ; » il expliquai ! comment « avec dix fois moins de talent » Berlioz eût réussi « dix fois plus vite ; » il le défendait du reproche d’être incompréhensible, tout en reconnaissant que la question de clarté est « d’une maigre importance » et que « la pourpre riche et foncée d’un vin généreux l’emporte sur la fade transparence d’une eau filtrée ; » il confessait son goût pour l’art « escarpé, où l’on n’entre pas comme chez soi ; » il proclamait cette belle maxime : « Il faut relever la foule jusqu’à l’œuvre, et non pas abaisser l’œuvre jusqu’à la foule ; » il disait, avec une humeur plaisante qui rappelait celle de Berlioz lui-même : « C’est une mauvaise raison à donner pour aplanir les montagnes, que les asthmatiques ne les sauraient gravir… les aigles voleront bien toujours jusqu’à la cime ; » il signalait enfin les passages de la partition qui l’avaient enchanté. Le scherzo de la Beine Mab