Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 2.djvu/839

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

petit libraire, l’un aimant la vie, la décrivant dans toute sa complexité, avec un réalisme qui ne craint pas les crudités d’expression, et restant cependant toujours un parfait gentilhomme ; l’autre, raisonneur et larmoyant, se guindant pour décrire de grands sentimens, et donner l’impression d’une noblesse qu’il n’a pas. Les héroïnes de Richardson parlent tant de leur vertu qu’on douterait volontiers de leur honnêteté ; elles sont vertueuses à la manière puritaine, par réflexion, par principe, et non par instinct ; et son homme du monde accompli, sir Charles Grandisson, n’est qu’un pédant insupportable.

Cependant au XVIIIe siècle les puritains eux-mêmes représentent encore la vie telle qu’elle est, sans en excepter l’amour, et c’est ce que le XIXe siècle n’osera plus guère. Même chez les écrivains qui s’en croient le plus détachés, le puritanisme perce presque constamment. Thackeray n’est pas toujours le satirique qu’il se croit, il n’est souvent qu’un prédicateur, et quoiqu’il ait plus de hardiesse que la plupart de ses confrères, il n’est pas exempt de puritanisme. George Eliot, qui méprisa pourtant les conventions dans sa vie, n’en subit pas moins l’influence de la morale puritaine : voyez sa dureté à l’égard de la coquetterie dans Adam Bede, sa sévérité pour la passion dans The Mill on the Floss. Mais ces romans sont encore hardis, comparés à ceux qui leur ont succédé.

L’idée courante en Angleterre semble être que la littérature doit s’adresser à la jeunesse. On croit qu’un livre qui ne peut être mis entre toutes les mains est nécessairement un mauvais livre, qu’un roman qui n’est pas pour les jeunes filles ne doit pas être lu par une honnête femme, ni même par son mari, son père ou son frère. Cela tient peut-être en partie au mépris puritain pour l’art et pour la littérature ; un roman n’est qu’un divertissement et ne saurait intéresser une femme raisonnable ni un homme sérieux. Mais cela tient aussi et surtout à la pruderie dont nous venons de parler. On entend souvent dire : « C’est un mauvais livre, je ne le donnerais jamais à ma fille, » et ce point de vue est tout à fait général. Les auteurs, sauf quelques rares esprits indépendans, tiennent donc compte de ce préjugé, les uns volontairement pour plaire à leur public, les autres instinctivement par puritanisme inconscient. Seuls, les genres littéraires qui touchent peu à la psychologie humaine