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peintre ne demande pas mieux que de la donner ! Il sacrifie volontiers l’exécution à l’inspiration, la forme au fond, et cherche bien plutôt à prouver sa thèse qu’à plaire aux yeux. Un tel art, si moral, est forcément timide, et si la pudeur anglaise ne va pas encore jusqu’à mettre des caleçons aux statues comme on l’a fait en Amérique, du moins s’alarme-t-elle très vite. Il s’agirait pourtant de distinguer, et de voir, à côté de la pruderie ridicule qui voudrait bannir de l’art et de la littérature toute description fidèle et réaliste de la vie, et surtout de l’amour, l’admirable décence qui règne dans les habitudes, et tâche de faire oublier l’existence des fonctions vitales sans beauté. Sous sa double forme cette pudeur est sans doute issue du puritanisme, si l’on entend ce mot dans son sens le plus large, l’Anglais ayant rarement cette joie de vivre qui permet au Latin de se complaire à toutes les manifestations de la vie, même les plus basses, et à laquelle on doit tout ce qui dépare l’œuvre géniale de Rabelais. Mais on ne saurait nier que cette pruderie ne soit quelquefois un peu ridicule dans les jugemens qu’elle inspire, surtout lorsqu’elle s’applique à la littérature.

Cependant les chefs-d’œuvre de la littérature anglaise sont assez peu empreints de puritanisme. Chaucer, Shakspeare, Swift, Byron n’en ont été nullement influencés, et ce dernier s’est même révolté violemment contre lui. Il y aurait là de quoi surprendre, si, comme on le dit quelquefois, la littérature était l’expression de la mentalité d’une nation ; mais il est plus vrai de dire que, jusqu’au siècle dernier, elle a surtout exprimé la mentalité d’une élite. Or, l’élite intellectuelle, de même que l’aristocratie de naissance, a toujours plus ou moins échappé au puritanisme, qui caractérise surtout le peuple : les idées puritaines, essentiellement étroites, conviennent aux personnes sans instruction, en leur permettant de condamner les plaisirs qu’elles envient. Aussi dans la littérature classique anglaise ne voit-on guère que Bunyan et Milton qui soient puritains déclarés. Mais aujourd’hui tout le monde lit, tout le monde veut écrire, et la littérature, ou plutôt les écrits, — car ce n’est souvent pas de la littérature, — est devenue surtout bourgeoise et populaire. Nous en trouvons un premier exemple dans le roman dès le XVIIIe siècle. Comparez Fielding et Richardson, ces deux contemporains et rivaux, l’un homme du monde, l’autre