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Angleterre ; il faut qu’il serve à un but quelconque, qu’il enseigne ou signifie quelque chose. Si Kant a raison de définir le beau « ce qui plaît universellement et sans concept, » et d’appeler la beauté « une finalité sans fin, » il faut avouer que les Anglais goûtent médiocrement le beau. Ce n’est pas à dire qu’il y ait moins d’artistes, — peintres, sculpteurs ou musiciens, — qu’ailleurs ; qu’il y ait moins de concerts, d’expositions artistiques, de musées ; l’Anglais ne se croit nullement dépourvu de sens esthétique et ne l’est certes pas toujours ; des peintres tels que Reynolds, Gainsborough, Turner, suffiraient à le prouver. Mais c’est l’attitude générale de la nation à l’égard de ces choses qu’il faut remarquer. Observez un Anglais qui regarde un tableau dans un musée : l’harmonie de la composition, l’éclat ou la sobriété des couleurs, l’habileté de la facture le frapperont peu, ou du moins ne le frapperont pas en premier lieu. Ce qui l’intéresse, c’est le sujet, et si ce sujet lui plaît, pour des raisons intellectuelles ou sentimentales, il jugera l’œuvre belle ; si elle comporte un enseignement, une leçon de morale, il en sera doublement enchanté. Il n’apprécie pas « sans concept ; » le besoin intellectuel et surtout le besoin moral est beaucoup plus fort chez lui que l’instinct artistique, sensuel, de la beauté. Il croirait même indigne de lui d’admirer une œuvre uniquement parce qu’elle plaît à ses yeux : ce serait se laisser dominer par ses sens ; il faut qu’il la juge d’abord selon sa mentalité et son éthique pour l’approuver ou la désapprouver, plutôt que pour l’admirer et la goûter. Qu’est-ce ici encore, sinon de l’hédonéphobie, la condamnation du plaisir pour lui-même, l’interdiction aux yeux de jouir sans l’assentiment de la conscience, même là où celle-ci n’a que faire, le reproche fait à la beauté de n’être que belle ? Voilà pour les spectateurs. La mentalité du peintre n’est souvent pas fort différente. De Hogarth à Watts, à l’exception forcément des portraitistes et des paysagistes qui sont peut-être pour cela les meilleurs artistes anglais, tous ont la même préoccupation d’intéresser et d’édifier. En Angleterre, on prêche jusque dans un tableau, et l’on entend parfois dire que « la vue d’une belle œuvre fait autant de bien qu’un bon sermon. » On ne dit pas : « Je suis heureux, je me sens ému, à la vue de tant de beauté, » mais : « Je me sens meilleur. » C’est que de l’œuvre d’art, comme de la parole du prédicateur, on veut retirer une leçon de morale. Et, chose curieuse, le