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d’héroïsme aux yeux des casaniers. Au fond il prend fort gaiment parti de toutes ses mésaventures, et les touristes ont encore des mésaventures sur les routes de France, sous le règne du roi Louis-Philippe. Il vient de quitter Paris pour la première fois et roule sur les chemins de Bourgogne, il écrit à son ami Hippolyte Royer-Collard : « Je suis entré aujourd’hui à Autun en écrasant une oie sous les roues de mon char traîné par deux chevaux au galop. Ce char était un tapecul presque sans dossier. Chaque pavé saillant me faisait sauter deux pieds en l’air. J’ai fait vingt lieues aujourd’hui en changeant sept fois de voiture. Quelquefois j’étais dans de magnifiques calèches, d’autres fois dans d’horribles machines sans ressorts, suivant que les maîtres de poste étaient des messieurs ou des paysans. Je suis roué, moulu. Précisément comme je sortais de sentiers dans le plus infâme des tapeculs, j’ai rencontré trois Anglaises charmantes qui ont daigné rire des sauts que je faisais ; je m’en suis vengé en leur disant des infamies en bon anglais… » Et cette bonne humeur résistera à d’innombrables voyages. Car le voici, dix ans plus tard, sur les routes en compagnie cette fois d’un jeune architecte de ses amis, Viollet-le-Duc, et ce dernier écrit à son père : « Mérimée est le modèle du bon voyageur, toujours en train, toujours d’égale humeur ; on acquiert sans cesse auprès de lui en passant son temps le plus agréablement du monde ; nous menons la vie la plus active et la plus remplie qu’il soit possible de mener ; tous deux d’une santé robuste nous dormons peu, nous travaillons beaucoup, et nous sommes convenus hautement de ne jamais nous plaindre. Peu soucieux du lendemain, nous ne nous préoccupons jamais que de l’affaire présente. »

Et comme il s’amuse de bon cœur à toutes les surprises de sa vie nomade ! Ce sont les gens d’Apt qui lui donnent un banquet et le font boire comme un templier. C’est une jeune gouvernante anglaise qu’il rencontre chez le préfet du Gard et qui désire interroger le « célèbre archéologue » sur les monumens du département. « Cela, écrit-il, m’a paru drôle d’interroger ainsi le monde, et j’ai pris plaisir à blaguer la petite miss à douze francs par heure de blague. Elle était tentée de me dire en me quittant, comme l’écolier de Méphistophélès : « Il me semble que j’ai une roue de moulin dans la tête. » À Montpellier, c’est une très jolie fille qui s’appelle Gabrielle,