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sourire qui plisse son formidable museau : « C’est très bien, mon vieux copain. Je savais que ce n’était que de la plaisanterie de votre part, quand vous parliez de m’avaler. Et naturellement, je n’ai jamais songé sérieusement, moi non plus, à vous absorber. »


Des intérêts électoraux, des considérations commerciales expliquent la diversité de ces commentaires et la résignation de John Bull. Pour apprécier exactement la valeur politique et économique du nouveau lien, qui va se nouer entre les deux républiques de l’Amérique septentrionale, il est nécessaire d’avoir d’autres guides que les interprètes officiels de l’opinion britannique. Il faut replacer les négociations à leur date, dans l’histoire des relations du Canada avec la mère patrie. Il faut rechercher l’origine de cette évolution, pour préciser l’importance et déterminer les conséquences d’un coup de barre inattendu, Pierre, le paysan canadien, quoi qu’en pense John Bull absorbé par une prospérité inespérée, aveuglé par des politiques partiaux, distrait par des fêtes prochaines, est au carrefour de deux chemins. Avec quelque hésitation, — non sans regarder en arrière, — il s’enfonce plus avant, dans la voie de l’émancipation nationale.


I

Il y eut un temps, — quinze ans seulement nous en séparent, — où l’ami Pierre passait aux yeux de son maître John Bull et de son voisin Jonathan, pour le type accompli de l’impérialiste anglais.


C’était au jour, — si proche et cependant si lointain, — du jubilé de la Reine Victoria. Pour la première fois, les pompes impériales déroulent, dans les rues de Londres, leur cortège de rajahs, de ministres coloniaux, de lanciers australiens. Jamais le défilé des escadres anglaises n’avait revêtu un pareil éclat. Ni les souvenirs d’une défaite récente, ni l’ombre d’une menace croissante n’ont jeté de voile sur ces fêtes. Les soldats, les cuirassés, les princes, les peuples, l’Empire saluent une femme courbée par les ans et appuyée sur une canne. Le contraste de ces images exalte à la fois la sensibilité et l’orgueil de