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famille et ses professeurs. Sous la direction de maîtres infiniment érudits et zélés, il se plongea durant plusieurs années encore dans la lecture des innombrables commentateurs religieux de sa race, achevant ainsi, tout ensemble, de rompre les liens qui le rattachaient à l’antique tradition juive et d’emprunter à celle-ci tous les éléments qui allaient bientôt lui permettre de se constituer une foi nouvelle. Maintenant, le Talmud était remplacé pour lui par la Cabbale, tenue en grand honneur parmi les théologiens de la communauté portugaise. Dans le livre du Zohar, en particulier, il découvrait les germes d’une conception de la divinité aussi différente que possible du fâcheux anthropomorphisme de l’Agada talmudique. « Entre le Tout et le Très-Haut, y lisait-il, aucune différence n’existe. Tout est un et tout est Lui, tout forme un ensemble unique, sans distinction ni séparation de parties. » Ou bien encore : « Dieu est supérieur au monde, mais il ne lui est pas extérieur. » Et le même panthéisme se retrouvait, plus développé et exprimé en des formules plus saisissantes, dans un autre ouvrage cabbaliste qu’admiraient et recommandaient expressément à leur jeune élève Manassé ben Israël et Saül Morteira. Non seulement la Porte du Ciel d’Abraham de Herrera identifiait Dieu avec l’univers : elle proclamait qu’il ne pouvait exister qu’une seule substance, et douée d’un nombre infini d’attributs. « Si l’on voulait, — nous dit M. de Dunin-Borkowski, — résumer les principes élémentaires de la doctrine de Spinoza, on n’aurait qu’à transcrire mot pour mot ces théories du vieil Herrera. »

Et puis c’étaient, à côté de ces cabbalistes mystiques, d’autres auteurs qui, comme le célèbre Ibn Esra, fournissaient à Spinoza tous les principes de sa future exégèse, telle que nous la voyons énoncée dans le Traité théologico-politique. L’apprenti-rabbin y faisait notamment connaissance de la doctrine des Karaïtes, pour lesquels « la tradition n’avait aucune valeur, et la Bible ne pouvait être expliquée et interprétée que par son propre texte. » Et comme nous savons, par le témoignage autorisé du médecin Lucas, que le jeune homme, au cours de ces années, n’a rien négligé de ce qui pouvait l’amener à « pénétrer les secrets » du problème religieux, nous pouvons être sûrs aussi qu’il n’y a pas un des livres de la riche bibliothèque de son « séminaire » dont il n’ait extrait tout le secours qu’ils avaient à lui offrir pour le succès d’une telle entreprise. M. de Dunin-Borkowski nous fait passer sous les yeux une vingtaine d’ouvrages juifs de tous les temps, depuis ceux de Philon et d’Averroès jusqu’à des écrits de la première moitié du XVIIe siècle, dont chacun a dû certainement