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ne devait-il pas la laisser aux étroits sectaires, aux médiocres journalistes, qui jaugent hommes et choses uniquement par rapport à leurs préjugés de coterie ? A ceux-là l’on pardonne de ne pas comprendre les Géorgiques… parce qu’ils n’ont pas écrit les Contemplations !

Peut-être, malgré tout, Hugo se serait-il arraché à cette mesquinerie de politicien et aurait-il admis qu’on peut être impérialiste et faire de beaux vers. Mais malheureusement, — malheureusement pour lui plus encore que pour Virgile, — les vers de Virgile ne lui semblent plus assez beaux. Ils sont trop loin de l’idéal qu’il préconise actuellement et qui n’est, comme d’habitude, que la projection en système de ses propres tendances. Son dogmatisme romantique contribue, autant que son intransigeance démocratique, à lui faire tenir pour suspecte la poésie virgilienne : elle lui paraît dépourvue des qualités que, à cette date, il prise plus que toutes les autres. Elle manque, premièrement, d’originalité créatrice : le chef-d’œuvre de Virgile, l’Enéide, n’est qu’une copie. Hugo l’avait déjà dit en 1827 ; il le répète en 1865, et plus fortement, et en reprenant avec plus d’ampleur la métaphore piquante dont il s’était servi : « Virgile part d’Homère. Observez la dégradation croissante des reflets : Racine part de Virgile, Voltaire part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) part de Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de Lancival. De lune en lune, on arrive à l’effacement. » — Faible si on le compare à Homère, son modèle, Virgile est faible également si on le rapproche de Lucrèce, son prédécesseur. « L’illimité est dans Lucrèce. Par momens passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d’ombre. Çà et là une vaste image de l’accouplement s’ébauche dans la forêt, et la forêt, c’est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. » Ils existent pourtant chez lui, mais Hugo ne les voit pas, soit parce que l’esprit de système l’aveugle, soit plutôt parce que la force, dans la poésie de Virgile, si elle s’étale avec ampleur, ne s’impose pas avec brutalité. Hugo en est arrivé à un tel point qu’il ne conçoit presque plus d’autre grandeur que la grandeur âpre et fruste. Celle qui est paisiblement majestueuse lui paraît trop plate. Nous touchons ici à ce qu’il y a d’essentiel dans sa critique. Plus encore que d’invention, plus que d’ampleur, Virgile manque de défauts. Il y a deux classes de génies. Les vrais, les sublimes, tels qu’Isaïe et Ézéchiel