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faut peut-être pas attacher trop d’importance à ce rapprochement, ni serrer de trop près l’épithète par laquelle sont qualifiés à la fois le poète latin et le prophète juif :


Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort.


Cependant, quand on songe au culte que Hugo a toujours professé pour la poésie biblique, le seul fait de mettre tout à côté celle de Virgile montre en quel respect il tient celle-ci. Ce qu’on peut dire en toute sûreté, c’est qu’il n’a pas vu seulement chez son maître des émotions amoureuses et des descriptions pittoresques, mais une philosophie. Il a su reconnaître en Virgile un penseur inquiet, attiré par le problème de la destinée humaine. Il l’a suivi avec ardeur dans cette méditation, et a repris en la modifiant un peu la solution que Virgile lui-même avait empruntée aux platoniciens et aux stoïciens comme étant la plus claire, la plus harmonieuse, la plus capable de satisfaire la raison.

Car c’est ce qu’il faut bien noter : au formidable point d’interrogation que pose devant sa conscience l’existence du mal, Hugo ne répond pas toujours de la même manière. Quelquefois il se laisse emporter par un tel enthousiasme pour les forces bienfaisantes et lumineuses de l’univers qu’il leur promet une trop facile victoire : que dis-je ! il la leur promet ? non, il la voit déjà réalisée, et, de parti pris, oublie les obstacles. Ailleurs, il succombe à l’acre angoisse qui le ronge ; hypnotisé par sa vision trop intense du malheur actuel, il ne paraît plus concevoir la délivrance comme possible. La Bouche d’ombre, qui, de toutes ses pièces philosophiques, est la plus directement inspirée de Virgile, reste à mi-chemin entre l’optimisme éperdu et le pessimisme inconsolable. Le mal y est reconnu dans toute sa force, mais expliqué, interprété comme une condition du progrès moral, accepté par conséquent, et d’autant plus volontiers qu’on le sait transitoire. Les deux termes opposés du problème sont mis en égale lumière. Surtout, le poète fait effort pour trouver le lien logique qui les unit, et en cela il se rapproche de Virgile. Il y a dans l’œuvre philosophico-poétique de Hugo des visions plus puissantes de l’un ou de l’autre aspect des choses ; mais nulle part mieux qu’ici il n’essaie de rendre compte pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ; nulle part il n’indique avec plus de