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sentimens personnels, l’affection filiale et l’admiration pour la gloire napoléonienne ; puis du goût romantique pour les visions d’outre-tombe, goût entretenu par les légendes médiévales et les ballades allemandes. Mais cette conception, qui pourrait si facilement dégénérer en un rêve monstrueux ou flottant, se traduit ici sous une forme très nette, très plastique. Or, cette forme vient de Virgile. Hugo a simplement transposé, en l’adaptant à un sujet contemporain, le tableau qui nous est tracé dans l’Enéide du bois où les guerriers grecs et troyens prolongent dans la vie infernale les occupations militaires de leur vie terrestre. Il y a là certes une imitation tout à fait libre, originale, inventive, mais une imitation ; et quand bien même Hugo n’aurait pas mis en tête de son poème une épigraphe empruntée à un autre livre de l’Enéide, nous serions sûrs pourtant qu’il n’avait pas oublié son cher Virgile en écrivant cette belle page. Voici maintenant un autre passage, dans le Fragment d’un Voyage aux Alpes recueilli dans Victor Hugo raconté… Dès cette époque, Hugo aime les spectacles gigantesques et horribles de la nature, ce qui est très romantique ; dès cette époque aussi il se plait à personnifier en êtres vivans les objets inanimés, et cela encore est du plus pur romantisme. Lorsque donc il anime un sommet alpestre, lorsqu’il fait du Dru (comme plus tard du « pâtre promontoire ») une sorte de berger colossal et mystérieux, nous le croyons bien loin de l’art sobre et raisonnable que le nom de Virgile symbolise ordinairement. Pas si loin pourtant. L’Enéide va fournir à son imagination troublée un terme précis de comparaison : « Lorsqu’on aperçoit confusément le Dru à travers le brouillard, dit-il, on pense voir le cyclope de Virgile assis dans la montagne, et les blancheurs de la Mer de Glace sont les troupeaux qu’il compte pendant qu’ils paissent à ses pieds. » — N’a-t-on pas le droit, en présence de tels exemples, d’estimer que les poèmes de Virgile ont rendu à Hugo encore débutant un très précieux service, en lui présentant des images concrètes, des couleurs franches, des lignes définies, toutes choses qui, sans gêner sa rêverie, l’empêchaient de se dissoudre ou de s’exagérer outre mesure ?

Est-ce à dire que la conciliation soit toujours parfaite entre l’influence virgilienne et la tendance romantique ? Non assurément. Il y a des heures où le chef du Cénacle croit devoir à ses doctrines le sacrifice de son admiration pour le poète latin.