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Comédie-Française ; nous ne pouvons accepter que ce qui se passe sur notre première scène littéraire se passe en dehors de la littérature ; et puisque l’œuvre nous est présentée dans ce cadre, nous sommes bien forcés de la discuter comme nous ferions une œuvre littéraire.

Il y a une manière, et, à vrai dire, il n’y en a qu’une seule, de donner au hasard un rôle en littérature : c’est de le montrer secondant ou contrariant le travail de la passion. Il y aurait eu pour M. Bernstein une manière, au lieu de nous livrer le fait divers tout cru, de le changer en élément d’une action dramatique. Et il n’est pas très difficile de l’imaginer. Prenons les personnages de la pièce et esquissons leur physionomie en la modifiant dans le sens qui eût convenu. Supposons que Bourgade est le mari éperdument épris de sa femme, d’ailleurs beaucoup plus âgé qu’elle, de race et d’éducation inférieures, Othello d’une autre Desdémone. Pour se faire aimer de cette femme plus jeune, plus affinée, dont il se sent méprisé, il ne conçoit dans sa cervelle de rustre et de manieur d’argent qu’un moyen : c’est de la faire follement riche, d’acheter son amour au prix de tout cet argent qu’il va lui gagner. C’est pour elle qu’il s’est lancé dans de dangereuses entreprises ; l’amour de cette femme était l’enjeu de la partie insensée qu’il a engagée et où il va succomber ; c’est sa passion exagérée qui l’a rendu criminel : bandit, mais bandit par amour. Et au moment où il va sombrer dans la tempête financière qu’il n’a affrontée que pour gagner le cœur d’une femme, il apprend que cette femme le trompe !… Autant qu’il m’en souvient, le dernier forban que nous avait présenté M. Bernstein appartenait à cette catégorie des forbans amoureux… Mais pour ce qui est de Bourgade, rien ne nous donne à croire que le souci de sa femme soit jamais entré dans ses combinaisons de joueur et ses audaces de spéculateur. Lui-même n’essaie pas sur ce point de nous donner le change. Il prétend qu’il a agi dans l’intérêt de Mme Aloy et de James. En réalité, il n’a eu d’autre but que son propre intérêt. Il a souhaité par amour-propre, vanité, folie des grandeurs, une de ces royautés que confèrent les millions dans l’ère des trusts. Comme il y a le roi du fer, celui du cuivre, et celui des blés, il aurait été le roi des huiles. Il n’y a aucun rapport entre cette ambition toute personnelle et l’amour qu’il pourrait avoir pour sa femme. Cet amour, il n’en a pas même été question. Et nous sommes plutôt portés à croire que Bourgade n’a pour sa femme qu’une affection tiède et distraite d’homme très occupé et à qui il reste peu de temps pour rêver aux étoiles.

Tout à coup, et sur le bord de la tombe, Bourgade se découvre un