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plus obscur. Il ne dit pas un mot qui puisse nous mettre sur la voie. C’est une énigme. Peut-être la clef nous sera-t-elle livrée à l’acte suivant, où il est convenu que M. Bourgade et Mme Aloy auront, dans une pièce du premier étage, une importante conversation d’affaires.

Cependant, la scène étant restée vide, nous y voyons revenir James. Il a feint d’aller rejoindre son yacht où il est domicilié ; en réalité, il s’est caché dans le parc, et le voici de retour dans le hall de la villa où il a un rendez-vous avec qui ? avec la femme de M. Bourgade, Irène. Cette Irène n’a fait encore que passer ; nous ne serons pas fâchés d’apprendre un peu à la connaître. Elle est mariée depuis dix-sept ans ; elle est, depuis dix-sept ans, une épouse irréprochable. Aime-t-elle son mari ? elle a du moins pour lui un profond attachement fait d’admiration, de respect et de gratitude pour cet homme si exceptionnellement honnête et si parfaitement bon. Le tromper, commettre ce crime et cette vilenie, elle ne s’y résoudra jamais. Voilà ce qu’elle est venue dire à James, et pourquoi elle a donné un rendez-vous, cette nuit, à ce jeune homme ardent dans cette salle solitaire. Car nous savons maintenant quel est le secret de James : il s’appelle Irène. Cela date d’un soir où il a vu Irène au bal, très décolletée, ainsi que le veut la mode. Ç’a été comme un paquet de cailloux qu’il aurait reçu dans la poitrine. Ainsi s’exprime ce jeune homme en un langage figuré qui est apparemment le langage bien moderne et « dernier cri » de la passion. Les poètes de jadis, ceux de la tragédie comme ceux du madrigal, ont fait la consommation que l’on sait des feux et des chaînes, des flammes et des fleurs. Le paquet de cailloux est la dernière nouveauté et notre plus galante invention. De ce choc James ne s’est pas remis. Il s’est sauvé ; il a fui jusque dans l’Orient, qui, de nos jours, n’est plus désert ; il a emporté dans son cœur meurtri le tourment plus fort que l’absence. Le voici maintenant revenu tout exprès pour faire de la femme de son bienfaiteur sa maîtresse. C’est très mal. Et nous qui, n’ayant ni contemplé le décolleté d’Irène, ni reçu le fameux coup, avons gardé toute notre liberté d’appréciation, nous en jugeons sans indulgence. S’il y avait une femme au monde qui dût être sacrée à James, c’était Irène, de beaucoup plus âgée que lui et mariée à un homme qui est pour lui un second père. Avoir reçu d’un homme conseils, appui, assistance, soins quasi paternels, et lui prendre sa femme, c’est une abomination que toute la phraséologie et la passion n’excusent pas. Ce James est un drôle. Nous savons infiniment de gré à Irène de le renvoyer à son romantisme de héros fatal.