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inspirait à première vue confiance. Mon maître pouvait guérir ! L’illustre spécialiste l’avait dit et je crus en lui.

Jusque vers le 20 avril, je soignai donc M. de Maupassant, secondé par les infirmiers, avec la ferme pensée d’arriver à un bon résultat. Sa santé physique était bonne, son moral me paraissait aussi très amélioré. A peine quelques hallucinations venaient-elles traverser son repos d’esprit. Parfois il se plaisait à nous raconter des plaisanteries très drôles, avec cette verve inimitable que je lui connaissais et il était heureux de nous voir rire, son gardien et moi.

Un soir d’avril, j’étais occupé à écrire à Mme de Maupassant. Tout à coup il me reprocha de m’être substitué à lui, au journal le Figaro, et d’avoir médit de lui dans le ciel (sic). Il ajouta : « Je vous prie de vous retirer, je ne veux plus vous voir. » Je restai stupéfait, mon cœur se contracta, mais, sur les conseils de Baron, le gardien, qui savait mieux que moi qu’il ne fallait pas contrarier ce genre de malades, je me retirai.

Le lendemain, mon pauvre maître me reçut aussi bien que d’habitude et me demanda si nous irions bientôt chez lui, rue Boccador.

Dans la journée, je signalai au docteur Blanche la scène inquiétante qui avait eu lieu en lui répétant textuellement ce qu’il m’avait dit. À ce récit, les traits de l’aliéniste se contractèrent, devinrent durs ; les sourcils froncés, il prononça : « Tant pis ! c’est ce que je craignais. » Il descendit très vite l’escalier, et il me sembla qu’il serrait bien plus fort que d’habitude la rampe en bois sur laquelle il s’appuyait toujours. Je restai perplexe. Quand je pus rassembler mes impressions, je conclus que le savant désespérait décidément de la santé morale de son illustre client. Alors je pensai : S’il va moins bien, s’il n’y a plus espoir de guérison, pourquoi le laisser ici ? Nous serions bien mieux à la campagne, un homme et moi suffirions à garder le malade, puisqu’il est halluciné, et qu’il n’a jamais la moindre velléité de révolte. L’autre jour, il m’a bien dit de me retirer, mais le lendemain il n’y pensait plus.


16 juin 1892. — Mme de Maupassant est absolument de mon avis ; elle désirerait une autre organisation d’existence pour son fils…