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Toute cette journée et aussi celle qui suivit, mon maître resta accablé.

À huit heures du soir, il se souleva pour me dire subitement, avec une animation fiévreuse : « François, vous êtes prêt ? Nous partons, la guerre est déclarée. » Je lui répondis que nous ne devrions partir que le lendemain matin. « Comment ! s’écria-t-il, stupéfait de ma résistance, c’est vous qui voulez retarder notre départ, quand il est de la plus grande urgence d’agir au plus vite ? Enfin, il a toujours été convenu entre nous que, pour la revanche, nous marcherions ensemble. Vous savez bien qu’il nous la faut, à tout prix, et nous l’aurons. »

En effet, il m’avait fait jurer de le suivre en cas de guerre avec l’Allemagne ; nous devions aller ensemble défendre la frontière de l’Est. Pendant nos déplacemens, il me confiait son livret militaire, de crainte qu’il ne s’égarât dans la grande quantité de papiers qu’il possédait.

La soirée s’avançait, mon pauvre maître persistait dans ses idées et s’irritait de ma lenteur. La situation devenait critique, car il ne pouvait comprendre que ce fût moi qui mît obstacle à notre départ… Heureusement, Rose, la femme de journée, se montra. Elle avait sur lui une autorité, une influence vraiment surprenantes ; c’était une grande femme aux traits accusés comme ceux d’une Napolitaine, aux cheveux bouclés poivre et sel. Tout ce qu’elle disait l’impressionnait, il était docile à ses conseils et ne les discutait pas.

Le jour suivant, l’infirmier envoyé par la maison de santé du docteur Blanche arriva, et je pus aller jusqu’à Cannes. Je passai chez notre boucher pour lui annoncer mon prochain départ, et la triste nouvelle… Il était en train de dépecer un mouton, il prit la note que je devais régler, la posa sur l’étal et resta absolument interdit pendant quelques minutes. Sa femme essaya de le rappeler à la réalité en lui demandant ce qu’il avait. Il répondit : « Rien, rien, mais je ne puis croire ce que l’on vient de m’apprendre. Comment ! ce monsieur que je voyais passer plusieurs fois par jour par ici et aller au port, serait devenu ?… Pourtant, sa démarche gaillarde était d’un homme plein de vie et de santé, il faisait plaisir à voir. J’avais lu quelques-uns de ses contes, et je l’aimais beaucoup ; c’était un grand écrivain. Ah ! quel malheur !… » Le cœur de ce brave homme éclata, il porta à ses yeux un mouchoir et ne put