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ALLONS, POÈTE, IL FAUT EN PRENDRE TON PARTI !…


Allons, poète, il faut en prendre ton parti !
Tu n’as pas fait songer, et tu n’as converti
Personne à ton amour pour les vertus obscures ;
Tes poèmes naïfs peuplés d’humbles figures
N’ont pas le don de plaire aux heureux d’ici-bas ;
Ton livre les étonne et ne se lira pas.
Le monde, vois-tu bien, ne s’intéresse guère
À ce milieu mesquin, trivial et vulgaire ;
Malgré la sympathie, on est un peu surpris.
Crois-moi, n’y reviens plus… Personne n’a compris
Qu’un lettre, qu’un ami de l’art et de l’étude
Eût, pour ces gens de peu, tant de sollicitude.
— Diable ! Cela n’est pas d’un esprit distingué.
Traiter de tels sujets en vers ! — On est choqué.
Là, franchement, comment veux-tu qu’on s’attendrisse
Sur l’ennuyeux exil d’une pauvre nourrice ?
Veux-tu faire pleurer avec le dévouement
D’un petit employé de l’enregistrement ?
Prends garde, je connais chez toi cette tendance.
Autrefois n’as-tu pas eu l’extrême imprudence
De conter, sans aucune ironie, à dessein,
Les amours d’une bonne avec un fantassin ?
Parler d’un épicier dans la langue de l’ode,
C’est monstrueux. Tu vois, une femme à la mode
Te l’a dit, sans y mettre aucune passion,
Que c’était, à la fin, de l’affectation.
Elle eût pu dire encor que cet art réaliste
Sent un peu l’envieux et le socialiste,
Et te fera bientôt regarder de travers ;
Que ceux qui pour trois francs achèteront des vers
Sont des gens de loisir, ayant de la fortune,
Que ton étrange amour des humbles importune,
Et qu’au lecteur qui sort en voiture, il messied
De parler si souvent de ceux qui vont à pied.

Soit, je suis condamné. Mais mon livre est sincère.
J’ai cru qu’il était sain, qu’il était nécessaire,