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individuelle, placée sans intermédiaire en face de l’Évangile tout seul, en peut assez naturellement tirer ? Et l’anarchisme moral qu’un Tolstoï y a puisé, dans ce que M. André Bellessort appelait si joliment « son ébriété mystique, » ne nous prouve-t-il pas que l’Evangile ne suggère pas aussi nécessairement que paraît le croire l’auteur de l’Étape des idées de discipline et de hiérarchie ? Ailleurs encore, en des pages bien dures et un peu injustes, où M. Bourget, dans la personne de son abbé Chanut, fait le procès des prêtres qui vont au peuple et des « démocrates chrétiens, » il écrit : « La crainte de voir l’Église perdre la direction des masses est le généreux motif qui domine ces apôtres sans esprit critique. » Si tel était le vrai motif de leur action, tout politique en quelque sorte, il ne serait ni désintéressé, ni « généreux, » et ils mériteraient le peu de sympathie qu’a pour eux M. Bourget. Mais à qui fera-t-on croire que l’encyclique Rerum novarum a été dictée par des raisons toutes politiques, et non point tout simplement « évangéliques ? » J’ai peur que des déclarations de ce genre ne donnent à un trop grand nombre de lecteurs le change sur les vrais sentimens de M. Bourget, et ne lui attirent ce reproche injustifié de « dédain pour les pauvres » qu’il a bien raison, son œuvre en main, de repousser, mais que ses vrais admirateurs seraient fâchés de voir s’accréditer trop aisément. Il se représentait lui-même un jour, avec mélancolie, comme « une sorte d’émigré intellectuel. » Oh ! la désobligeante épithète ! D’abord, il ne faut jamais émigrer, même, et surtout, à l’intérieur. Et nous tous, qui avons lu, suivi, aimé M. Bourget, depuis ses tout premiers livres jusqu’à ceux d’aujourd’hui, nous qui si souvent lui avons entendu exprimer la pensée profonde de son temps, nous ne l’acceptons pas, nous ne voulons pas l’accepter dans ce rôle.


Dans une très pénétrante étude, vieille de vingt-cinq ans, sur George Sand, M. Bourget loue en termes chaleureux la grande romancière de sa« foi ardente dans la valeur du développement intime. » « Est-il possible de se tromper, ajoute-t-il, quand on a demandé à ses travaux seulement d’être des travaux, c’est-à-dire des étapes de sa vie intérieure ? » Et il constate bien profondément que pour elle, « la grande affaire fut, comme pour Goethe, non pas de produire des livres, mais de développer sa pensée à travers ses livres. » J’ai bien envie de lui appliquer