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toute l’importance, mais qu’il avait bien failli résoudre par une sorte de fin de non recevoir.


C’est une question toujours débattue entre artistes et philosophes, — écrivait-il en tête de son premier » essai de psychologie contemporaine[1], » — que celle de la portée morale des œuvres d’imagination. Les uns considèrent que l’art n’a d’autre but à poursuivre que l’art lui-même… A quoi les philosophes répondent que toute œuvre d’art est une action, du moins dans un certain sens. Qu’il le veuille ou non, l’artiste ne ressemble pas à ce personnage du poème allemand, lequel, emprisonné dans la solitude de son île, grave avec son poignard, sur les parois de basalte où brise la mer, des lignes qu’aucun vivant ne lira. Une fois créée, l’œuvre existe, indépendante, organique, sorte de personne qui répète aux initiés la parole intérieure que se prononçait l’artiste, — parole de désespoir ou de consolation, parole tentatrice ou fortifiante, qui retentit à jamais. Les philosophes concluent que l’artiste est responsable des bienfaits et des méfaits de cette parole, — si le mot de responsabilité a quelque signification[2]


« Les philosophes, » écrit-il. « Certains philosophes, » aurait-il dû dire : car nous en connaissons qui nient ou repoussent cette prétendue responsabilité, non seulement de l’artiste, mais même du penseur ou du philosophe ; et nous avons tous encore dans l’oreille les fières déclarations de Taine dans les Philosophes classiques et dans l’article sur Jean Reynaud. Adrien Sixte a cru comme Taine, — auquel il ressemble à bien des égards, et dont il a certainement quelques traits[3], — que « la science, » — ou ce qu’il croit être « la science, » — « est à mille lieues au-dessus de la pratique et de la vie active, » qu’ « elle est arrivée au but et n’a plus rien à faire ni à prétendre, dès qu’elle a saisi la vérité. » Et voilà qu’un jour la « sinistre histoire d’une séduction si bassement poussée, d’une trahison si noire, d’un suicide si mélancolique, le met face à face avec la plus affreuse vision : celle de sa pensée agissante et corruptrice, lui qui a vécu dans le renoncement volontaire et avec un idéal quotidien de pureté. » Et il se trouble, et il se prend à douter de l’excellence de son œuvre, de la légitimité de son attitude. « Acculé à l’insoluble problème, à cet inexpliqué de la vie de l’âme, » que tout son déterminisme ne peut arriver à éclaircir, désespéré d’une détresse qu’il est incapable de consoler et où il

  1. Nouvelle Revue du 15 novembre 1881, p. 398 (ces lignes ne figurent pas dans le volume).
  2. Nouvelle Revue du 15 novembre 1881, p. 398 (ces lignes ne figurent pas dans le volume).
  3. Adrien Sixte a, je crois, certains traits aussi de M. Th. Ribot, le psychologue des Maladies de la personnalité.