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sonnet des Aveux, Mortuæ[1], évoque la douce sensibilité rêveuse et triste, et volontiers un peu mystique, il tiendrait sans doute ce qu’il y a en lui de nervosité, d’inquiétude morale et religieuse, d’aptitude métaphysique, d’imagination constructive, de poésie enfin, et de poésie romantique.

Un autre trait essentiel, et qui, je crois, nous fait toucher du doigt jusqu’au fond même de cette organisation d’artiste, est à relever dans ces trop courtes pages d’autobiographie psychologique :


Autant que l’on peut se connaître soi-même, je crois que ma faculté maîtresse, comme disait mon vénéré maître, M. Taine, a toujours été l’imagination des sentimens. Médiocrement doué pour l’évocation des formes, j’ai de la peine à me rappeler avec exactitude un endroit, un tableau, une statue. Je serais embarrassé de dire la couleur des yeux et des cheveux d’une personne que j’aurais vue seulement deux ou trois fois. En revanche, le souvenir des plus légères émotions demeure si vivant dans ma mémoire que j’ai la puissance de les ressentir, pour ainsi dire, à nouveau avec toute leur douceur et leur amertume, même quand il s’agit de joies ou de douleurs aussi lointaines, par exemple, que celles de mes premiers jours de collège[2]. Il m’est impossible aussi de m’intéresser à quelqu’un, sans me figurer, avec une intensité presque égale à celle de mes souvenirs personnels, ses façons de sentir, ses goûts et ses dégoûts, ses plaisirs et ses chagrins… C’est ce don qui me semble avoir fait de moi un écrivain[3]

C’est ce don, en tout cas, qui explique l’intérêt passionné avec lequel, dès l’âge de cinq ou six ans, l’enfant lisait Shakspeare et Walter Scott ; les chroniques de la Guerre des Deux-Roses le ravissaient. En même temps, le goût d’écrire s’éveillait en lui. A six ans, il commençait un « grand ouvrage qui devait renfermer un tableau complet des bêtes d’Auvergne et l’histoire

  1. Œuvres de Paul Bourget, Poésies, 1876-1882, éd. Lemerre, p. 292.
  2. Même disposition encore chez Taine : « Pour mon compte, je n’ai qu’à un degré ordinaire la mémoire des formes, à un degré un peu plus élevé celle des couleurs… La seule chose qui, en moi, se reproduise intacte et entière, c’est la nuance précise d’émotion, âpre, tendre, étrange, douce ou triste, qui jadis a suivi ou accompagné la sensation extérieure et corporelle ; je puis renouveler ainsi mes peines et mes plaisirs les plus compliqués et les plus délicats… » (De l’Intelligence, 3e édition, t. I, p. 78-79).
  3. Lettre autobiographique, p. 5. — Cf. aussi la Lettre de M. Bourget dans la Revue des Revues, mars 1904. J’y relève cette indication : « Ma précocité, si précocité il y a, s’arrêtait à ces deux points : le goût d’écrire et celui de lire des ouvrages d’imagination. »