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d’interrogation devant la vie même et se demander : « À quoi bon vivre ? » Elle peut élever la même interrogation anxieuse devant la société humaine, bien plus, devant le monde entier. Elle peut se demander, avec Schopenhauer, si la société humaine et le monde méritent d’exister, surtout s’ils méritent que, dans notre sphère, nous apportions à leur conservation ou à leur évolution notre part personnelle. Jamais vous n’empêcherez la pensée de prononcer devant la réalité son pourquoi, surtout quand il s’agit d’une « réalité morale » qui n’existera que par nous, par notre effort, ainsi que par l’effort des autres hommes semblables à nous. Aussi la moralité ne peut-elle reposer que sur la pensée du bien universel, non sur la vie, non sur l’existence, non sur la réalité pure et simple de l’individu, ou même de la société humaine. Faire usage de la pensée, c’est prendre conscience, dans sa personnalité même, de son universalité ; c’est monter au-dessus du pur socialisme moral comme du pur individualisme. Je pense, donc je suis moral ; on ne naît à la moralité que par l’intelligence. Toute pensée est de la moralité qui commence ; car elle brise la prison du moi pour y faire entrer un peu de ciel et une perspective sur le grand univers.

Zarathoustra dit dans un de ses discours : « J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles une raison pour périr ou pour s’offrir en sacrifice ; mais ceux qui se sacrifient à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne au Surhumain. » — Zarathoustra aurait pu dire : — J’aime ceux qui ne cherchent pas derrière les étoiles, mais trouvent au plus profond de leur pensée une raison supérieure à la vie individuelle pour périr et s’offrir en sacrifice. J’aime ceux qui ne se dévouent pas seulement à la terre, pour qu’un jour la terre appartienne à un surhumain qui n’appartiendra lui-même qu’à la terre et ne durera que quelques siècles au sein de l’Éternel Retour. J’aime ceux qui se sacrifient à un surhumain capable de se dégager de l’humanité même et qui, s’ajoutant à toutes les forces intelligentes de l’univers, transformera le monde réel par l’idée d’un monde meilleur.

Alfred Fouillée.