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Borgias. De plus, le bandit eût-il de vrais amis et vraiment aimés, il demeure certain que sa sphère d’affection et d’expansion altruiste est fort restreinte, que le cercle de ses sympathies se confond presque avec celui de son moi ; il n’a pas le « grand amour. » M. Faguet termine en disant que le bandit n’est pas plus tenu en échec par l’extérieur et pas plus divisé contre lui-même à l’intérieur que le saint. Et Nietzsche aurait même, sous ce rapport, mis le saint au-dessous du bandit. Mais il y a saint et saint. Guyau ne nous donnait pas pour idéal l’ascète se tourmentant lui-même à loisir et gratuitement, le saint Antoine toujours préoccupé des démons, le saint Siméon stylite se martyrisant sur la terre en vue du ciel. Au lieu du saint, parlons simplement de l’homme juste et bon, de celui que Platon même a décrit comme réalisant dans son âme une harmonie plus belle que celle des sphères. Platon n’avait-il pas raison de croire, comme Guyau, que l’âme la meilleure est aussi la plus puissante et la mieux ordonnée ? Même les résistances intérieures que le sage rencontre en ses passions le relèvent, le rehaussent, lui donnent le sentiment sublime de sa puissance victorieuse. Sans prétendre que le critérium de la vie intensive et expansive soit de tous points suffisant, nous pouvons donc conclure que l’expansion de puissance destructive et haineuse, l’expansion satanique qui a séduit Nietzsche, ne vaut pas l’expansion vraiment humaine et divine.

Guyau a dit dans un vers admirable :

La pensée est en moi large comme l’amour.

Il aurait pu dire aussi que l’amour, le grand amour est large comme la pensée, qu’il s’étend à l’humanité entière, qu’il s’étend à l’univers. Il devient alors l’amour moral.


III

Si l’on veut voir les vraies et logiques conséquences de l’individualisme, c’est dans la doctrine à la fois libertaire et aristocratique de Nietzsche qu’il faut les chercher. Ce dernier a eu le mérite de poser le principe anarchiste avec autant d’énergie que Stirner et d’aboutir, dans la pratique, au renversement de l’anarchisme égalitaire par l’oligarchie des forts, des « maîtres. » Nietzsche, qui avait lu non seulement les auteurs d’Allemagne