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V

Pendant ces jours de tergiversation, le découragement s’insinuait dans l’armée, et le froid qui glaçait le cœur descendait insensiblement jusqu’aux extrémités. Au début, l’ardeur était unanime : c’était à qui proposerait, prendrait une initiative d’action ou au moins de conseil, c’est à qui surtout demanderait à s’élancer, à franchir la frontière. Puis les jours s’écoulent ; tout le monde devient indifférent, engourdi. On eût dit qu’une fée malfaisante avait attaché au sol ces pieds si rapides à courir au combat, énervé ces volontés bouillantes et rendu plus prudens que la prudence ces courages qui, jusque-là, ne mesuraient pas les obstacles. Si encore on avait attendu dans l’immobilité et le repos, on n’eût pas usé ses forces, mais l’attente était troublée par une succession non interrompue de fausses nouvelles d’ordres et de contre-ordres.

Notre état-major n’avait qu’une connaissance très imparfaite des emplacemens et des mouvemens de l’armée prussienne. Il en était aux conjectures et restait comme au fond d’un puits, ne voyant, ne sachant rien de ce qui se préparait en dehors. A tout propos, des alertes inconsidérées mettaient les troupes en mouvement. Le général de Bernis télégraphie (26 juillet) que les gares de Gundershoffen et de Reichshoffen sont détruites : on va voir ; Reichshoffen et les environs étaient complètement tranquilles ; pas un ennemi. Le général de Septeuil (28 juillet) mande que Wissembourg est occupé par 4 000 hommes : on vérifie ; il ne s’agissait que de quelques Bavarois disparus devant un coup de feu.

Les ordres et les contre-ordres ont toujours été une calamité : avec le télégraphe, cette calamité devient plus terrible encore. La transmission par estafette exigeait un certain temps ; les chefs avaient toujours quelque période d’accalmie et d’initiative et le contre-ordre trouvait souvent l’ordre accompli. Mais quand il suffit d’un signe pour qu’un ordre donné soit révoqué, quel trouble si l’on use inconsidérément de cette facilité ! L’emploi du télégraphe exige dans le commandement une clarté, une suite, une réflexion d’autant plus attentives que la transmission de la volonté est plus rapide. Or le commandement ne s’est jamais exercé avec plus d’incertitude et d’incohérence : la