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Un optimisme d’enfant est dans l’âme de ces pessimistes exaspérés qui ne voient que mal dans les institutions humaines et que bien dans les inclinations humaines, comme si les institutions elles-mêmes n’avaient pas une première base dans les inclinations. Ils s’imaginent, avec Rousseau, que l’homme est naturellement bon, fraternel, ami de l’homme : toutes nos misères viennent, selon eux comme selon Rousseau et Fourier, de la contrainte sociale ; supprimez-la, la paix s’établira d’elle-même entre les hommes. « Ne craignez pas, dit Kropotkine, les passions des hommes, dans une société libre, elles n’offrent aucun danger. » Par exemple, laissez des enfans absolument libres et, par ce seul fait, leurs disputes ou querelles, leurs coups ou blessures, leur imprévoyance, leurs imprudences et leurs accidens, leur désordre, leur paresse, leur ignorance n’offriront plus aucun danger. Pourtant l’expérience d’éducation libertaire instituée par Tolstoï à son école n’a pas été favorable[1]. — Ce sont des enfans, répliquerez-vous, et nous parlons des hommes. — Vous croyez donc qu’il ne reste pas l’enfant chez l’homme, et pis que l’enfant, le sauvage ? Vous croyez qu’il suffira de décréter la liberté sans lois, c’est-à-dire la licence, pour décréter la sagesse ? Bakounine a dit lui-même avec Auguste Comte : « Tout le développement de l’homme procède de sa nature animale, mais aboutit à la renier. Le point de départ est l’animalité, le point d’arrivée est l’humanité. » On ne saurait mieux dire ; mais cette parole est la condamnation du système. Puisque l’animalité subsiste toujours sous l’humanité, l’homme doit en lui-même refréner l’animal ; or il n’y réussit pas toujours ; quand il blesse l’humanité en autrui, il faut donc que la société intervienne pour refréner en lui l’animalité. Jusque dans le sein du libertaire qui pose son indépendance absolue, il y a nécessairement contrainte, — contrainte d’une partie du corps sur l’autre, du cerveau sur l’estomac et de l’estomac sur le cerveau, — contrainte d’une passion sur une autre, de l’ambition sur la

  1. Un parent de Tolstoï, qui vint jadis nous rendre visite à Menton de la part de l’illustre moraliste, nous avoua que l’école libre et quasi libertaire fondée par Tolstoï à Iasnaïa avait lamentablement échoué : elle était devenue tantôt école buissonnière, tantôt école d’indiscipline ; elle avait donné lieu à tant de scènes de désordre que les parens avaient fini par se plaindre très haut, la nature humaine abandonnée à elle-même n’avait nullement réalisé les espérances du généreux rêveur.