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argument contre le goût public à leur époque, ils oublient une chose : c’est qu’on était pauvre aux environs de 1848 et que les artistes ne vivent richement que lorsque la nation est riche. On manquait alors, non pas précisément d’admiration, mais d’argent. On les encourageait de la voix, mais non du geste. Et quand ces mêmes historiens s’émerveillent des prix atteints plus tard par l’Angélus, et en tirent argument en faveur de sa gloire, ils oublient une autre chose : c’est que la France était devenue beaucoup plus riche, quand il fut revendu en 1889 et qu’un peuple d’amateurs ou de collectionneurs était né de l’autre côté de l’Atlantique, à qui des spéculations heureuses laissaient le loisir de nous disputer nos tableaux. Du choc et de la rivalité de ces quelques amateurs est sorti le prix colossal. Mais il ne témoigne rien du tout en faveur du peintre, il témoigne simplement que quelqu’un, quelque part dans le monde, a fait, quelque jour, un coup de bourse heureux sur les grains, les pétroles ou les cuivres. Il ne témoigne même rien du tout en faveur du goût de cet homme heureux. Entre la joie qu’on éprouve à la vue d’un chef-d’œuvre et le prix qu’on en offre, il n’y a pas de commune mesure. Et il serait ridicule de penser du dernier possesseur de l’Angélus, — parce qu’il en a donné huit cent mille francs quand le premier n’en avait pu offrir que deux mille, — qu’il a manifesté quatre cents fois plus de goût et ressenti quatre cents fois plus d’admiration…

Ces deux mille francs, qui n’étaient peut-être bien que mille ou quinze cents francs, eurent du moins le mérite d’arriver à propos. Le peintre comptait beaucoup sur ce tableau commencé à l’automne de 1858, et continué, les mois suivans, dans les pires conditions matérielles. En janvier 1859, c’est la misère. Les fournisseurs de Barbizon sont intraitables. Millet écrit à Sensier : « C’est affreux d’être mis à nu devant ces gens-là, non pas tant parce que l’amour-propre en souffre que parce qu’on ne peut se procurer ce dont on a besoin… Nous avons du bois pour deux ou trois jours encore, et nous ne savons comment nous en procurer, car on ne nous en donnera pas sans argent. Ma femme va accoucher le mois prochain et je n’aurai rien ! » Ayant écrit ces mots, il pose sa plume, prend son pinceau et se met à fabriquer le demi-million que nous avons, là, sous les yeux. Certainement, si les sorcières de la forêt avaient fait paraître à ses yeux, dans une brusque lumière, la scène de la vente Secrétan, il aurait eu