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Si le problème de la vie chère inquiète les économistes, les moralistes, eux, s’alarment d’un autre phénomène qui semble de beaucoup plus de conséquence encore : c’est la disparition du foyer. Rappelez-vous la tirade fameuse : « Autrefois une femme se mariait pour avoir son chez elle, et gouverner ce petit royaume baptisé d’un nom charmant, presque ridicule aujourd’hui : le ménage. Elle ne sortait guère. D’abord, c’était moins facile ; mais en l’an de grâce 1865 où nous sommes, quelle est la fonction la plus ordinaire d’une maîtresse de maison ? C’est d’en être sortie. « Madame est sortie ! » Une Parisienne aujourd’hui va, vient, trotte de Trouville à Ems, de Bade à Étretat, aussi prestement que son aïeule de l’armoire au linge à l’armoire aux confitures. » Et ils n’avaient, en ce temps-là, ni l’automobile, ni le divorce…

L’éducation utilitaire, l’instruction de la bourgeoisie française ravalée au niveau des primaires, l’esprit de la nouvelle Sorbonne, toutes ces désastreuses marottes de l’heure présente, nous les trouvons déjà dans ces exhortations pratiques de Formichel père à Formichel fils : « Ce n’est pas tout ça, mon bonhomme : nous sommes sur terre pour faire fortune. Retrousse-moi ces manches-là et ne barbotons pas dans le latin et le grec qui ne se parlent plus… mais du calcul ! du calcul à mort ! Avec ça, un peu de géographie commerciale, quelques élémens de chimie, de géométrie, de mécanique… et même un peu d’histoire dans tes momens perdus… » Ce n’est pas si mal, pour un homme qui n’en faisait pas son métier, d’avoir en 1865 annoncé les programmes de 1902 !

Au surplus, le jeune Formichel a profité de cet utile enseignement et il applique, même en voyage, les principes qui lui ont été inculqués de bonne heure. C’est, lui qui, à cette question : « Et cette fameuse Venise ? » répond : « Oh ! une infection. De l’eau partout ! Pas d’habitans ! Aucun commerce !… Ils sont tellement en retard ! c’est à peine s’il y a du gaz ! Tant qu’on n’aura pas comblé le Grand Canal et flanqué deux rangées de trottoirs… avec des becs ! » Il fait déjà partie de cette « horde » que, chaque semaine, M. André Hallays nous montre enragée à détruire tout ce qu’il y a de vestiges du passé dans le monde, tout ce qui fait la noblesse et la beauté des villes d’histoire et des villes d’art. Et le mélange du demi-monde avec le monde, et les allures émancipées des petites bourgeoises parlant argot : « C’est la princesse des contes de fées : dès qu’elle ouvre la bouche, il tombe des grenouilles ; » tout cela est indiqué d’un trait qui, à l’époque, passa pour caricatural, mais dont nous constatons aujourd’hui l’exactitude, —