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tourner. Car ils ne sont pas là comme des comparses ou des figurans, dont un artiste adroit aurait besoin pour faire ressortir les grands premiers rôles. Ils apportent tous le même appétit de vivre, les mêmes dents aiguës, les mêmes mains habiles à saisir et obstinées à garder. Ils ne cèdent pas volontiers la place, et ne renoncent à aucun de leurs droits : c’est au point qu’on est embarrassé, parfois, pour désigner avec certitude la principale figure du roman. Les grandes forces de la société moderne, celles qui plient les individus à leur service et à leur tyrannie, sont là aussi. Voici la politique, qui ne se contente pas d’exciter les ambitions, d’opposer les partis, d’opprimer les intérêts d’un pays pour satisfaire ceux d’une secte, mais qui se répercute en effets désastreux sur tout ce qu’elle touche, les affaires, la famille, l’amour. Voici la presse, avec toutes ses grandeurs et toutes ses petitesses ; les journaux des capitales et les feuilles de la province ; ceux qui comptent derrière eux de longues années de prospérité, et ceux au contraire qui piquent l’attention par leur nouveauté, puis meurent après six mois ; journaux littéraires ; journaux socialistes, toujours prêts à dénoncer les scandales officiels ; opportunistes, toujours prêts à sacrifier leur opinion à leur intérêt : nous entendons crier leurs titres dans les rues ; et même si nous refusions de les lire, nous apprendrions malgré nous les nouvelles qu’ils apportent, lancées dans la nuit par la voix éraillée des vendeurs. Rien de ce qui agit sur ta vie contemporaine ne manque dans cet immense répertoire : pas même l’avènement tyrannique du sport parmi nos modes, puisque nous y trouvons Son Excellence Giacomo d’Orea, ministre d’hier et ministre de demain, apprenant sur le tard à jouer au tennis.

Mais ne nous arrêtons pas seulement au nombre et au mouvement des personnages. — Dans la vie, c’est sur l’extérieur que nous jugeons d’abord ; les objets vulgaires et familiers qui entourent chaque existence finissent par prendre une voix, et parlent avant que l’homme ait parlé. De même chez Rovetta. Soit, par exemple, la tragique aventure du comptable Charles Moretti. La prospérité règne chez lui, parce que sa femme, Élise, s’est laissé séduire par le vieux Peppino Sigismondi, qui pourvoit en secret aux dépenses de la maison. Fort de son honnêteté superbe, Charles Moretti condamne sévèrement un employé infidèle dont la justice la chargé de vérifier les comptes, et se montre impitoyable pour la femme du coupable, qui vient