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LE MYSTÈRE DE L’INDE.

À cet aspect, le roi, qu’on disait fils des Dévas, fondait sur le monstre pour le tailler en pièces, mais parfois aussi, il reculait de dégoût et d’horreur, craignant de tomber sous la sombre magie du « roi des serpens, » et l’aveugle panique emportait à travers bois le cortège royal avec ses chevaux et ses éléphans.

L’abîme qui s’ouvrait ainsi, par momens, entre ces deux races d’hommes, ces deux religions et ces deux mondes avait de quoi faire réfléchir les brahmanes penseurs des grandes cités d’Ayodhya et de Hastinapoura et les ascètes voyans de l’Himalaya. Cette irruption des forces d’en bas, n’était-ce pas la revanche des races vaincues contre les conquérans ? N’était-ce pas la révolte de la nature inférieure, domptée par les Dévas, qui s’en étaient servis comme d’un marchepied ? Les vainqueurs devaient-ils être submergés par les vaincus ? Brahma devait-il reculer devant Siva et les dieux lumineux du ciel védique être détrônés par les démons des races dégénérées ? N’y avait-il entre eux aucun lien, aucune réconciliation possible ? — L’abîme semblait infranchissable et le mal sans remède.

C’est alors que parut un réformateur destiné à donner à l’Inde une âme nouvelle et une empreinte ineffaçable. Il descendait des ermitages de l’Himalaya et se nommait Krichna[1] ; ses successeurs l’identifièrent avec le Dieu nouveau dont il institua le culte. Quelques savans, qui font des prodiges d’érudition pour expliquer toutes les religions anciennes par des mythes solaires, n’ont voulu voir en Krichna qu’une personnification du soleil. Mais la religion qu’il apporta au monde, et à laquelle son nom demeure attaché, atteste l’existence de son fondateur mieux qu’une biographie. C’est Krichna qui donna à l’âme indoue sa tendresse pour la nature, sa passion du rêve et de l’infini. Il lui infusa cette couleur ardente et foncée comme la pourpre de ses soirs qui se nuance en indigo.

Aux temps védiques, Vichnou n’était qu’une des formes du dieu solaire, personnifiant la marche diurne de l’astre qui parcourt le monde en trois pas, à son lever, à son midi, à son couchant. Krichna en fit le verbe solaire (au spirituel), la seconde personne de la divinité, la manifestation visible de Brahma par le monde des âmes et des vivans, mais surtout par l’humanité.

  1. Voir la Légende de Krichna dans la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1888.