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solidarité y travaille sans cesse. Ce sentiment est très fort. Dans une corporation dont tous les membres sont égaux, il n’y a ni fautes, ni mérites strictement individuels ; tout nuit ou sert à tous ; et l’honneur de l’Ordre est entier dans chacun des avocats. Chacun le sait ; c’est pour les autres comme pour lui-même qu’il respecte les règles, et il attend d’eux, il sait qu’il peut attendre une juste réciprocité.

De là résulte un agrément indéfinissable qui fait la vie du Palais très chère à ceux qui l’ont quelque temps menée. La confraternité n’opère pas de miracles ; les avocats n’échappent pas à la vanité, non plus qu’aux jalousies : leur carrière en outre devient singulièrement difficile : au Barreau comme partout, la concurrence, qui est la loi moderne, ne favorise pas que les meilleurs. Du moins, nulle part le talent n’est si vite reconnu d’abord, loué, et même exalté comme le bien de tous, nulle part, les qualités qui font l’honnête homme, au sens le plus étendu, ne rencontrent tant d’estime, et dans aucune autre corporation sans doute, les rapports de ceux qui la composent n’ont la marque d’une si particulière sécurité. Avec ces avantages, la profession donne aux avocats l’habitude de se voir chaque jour et de se bien connaître les uns les autres. La plaidoirie est comme un combat, où l’on sait à merveille, après qu’on a lutté, les ressources de l’adversaire et sa valeur tant morale qu’intellectuelle ; c’est un plaisir extrême que cette lutte, même quand l’adversaire est le plus fort, pourvu qu’il soit loyal, et il est rare qu’elle laisse aux combattans quelque ressentiment. Après avoir pris avec ardeur les intérêts de leurs cliens, ils jugent avec impartialité leur effort respectif, et s’il leur arrive de se dire l’un à l’autre ensuite : « Vous avez bien plaidé, » l’éloge leur est précieux, car personne ne mesure aussi exactement le talent d’un avocat qu’un autre avocat. Cependant, à Paris, les affaires sont tellement nombreuses et les audiences tellement encombrées qu’on ne plaide pas à heure, ni même à jour fixe : il faut atteindre son tour. On croyait être sûr de « venir » aujourd’hui, et l’affaire est remise ; elle est en bon rang, mais celle qui la précède s’allonge d’une manière imprévue. C’est alors que la salle des Pas-Perdus et la Galerie Marchande recueillent ceux qui se trouvent soudain libérés ou qui subissent l’attente, et c’est le moment des causeries. Les anciens racontent que jadis, sous l’Empire, ces heures de loisir plaisaient à