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de cette marée montante des travailleurs, que les barbares étaient au milieu de nous : c’est un mot que nous n’adoptons pas, car il donne une impression fausse de la solidarité qui nous unit aux ouvriers et de nos devoirs envers eux ; on peut en user toutefois comme d’un souvenir historique d’où résulte une leçon. Lorsque les Normands, jadis, envahissaient nos côtes et remontaient nos fleuves, ils exigeaient une rançon ; on la leur payait pour se débarrasser d’eux ; mais les esprits prévoyans de cette époque annonçaient que tout au contraire on préparait par là, on rendait inévitable leur retour offensif. N’en sera-t-il pas de même des cheminots ? On croit les arrêter, les désarmer, les satisfaire en leur donnant de l’argent et des garanties en échange desquels on leur interdit la grève. N’est-ce pas une illusion ? On leur enseigne aujourd’hui que la grève est de leur part « illégitime : » hier, on leur disait le contraire. On ajoute qu’elle est « inutile : » nous craignons qu’on n’ait de la peine à leur faire croire qu’elle l’a toujours été.

Il arrivera cependant un jour où il faudra s’arrêter dans cette voie des concessions dont les cheminots, pour leur compte, n’aperçoivent pas le terme : elle leur paraît indéfinie. Les finances publiques sont intéressées dans la question ; leurs ressources ne sont pas sans limites, et il semble que ces limites soient bien près d’être atteintes. L’exposé des motifs des projets du gouvernement pose un principe dont la légitimité ne saurait être contestée. Nous ne reviendrons pas en ce moment sur le mécanisme compliqué qui, par un système de conférences et de comités de conciliation, conduit finalement à un arbitrage obligatoire qui sera le couronnement de l’édifice. Il est facile de prévoir, ou plutôt il est impossible de ne pas le faire, que le fonctionnement de l’institution aboutira toujours à des dépenses nouvelles imposées aux Compagnies. Comment y feront-elles face ! L’exposé des motifs reconnaît qu’il faudra, à elles aussi, accorder des compensations, faute de quoi elles seraient, au bout de quelques années, complètement ruinées : et que peuvent être ces compensations, sinon l’autorisation d’élever leurs tarifs ? Alors le commerce national souffrira et se plaindra. Le gouvernement espère peut-être que ces souffrances et ces plaintes, dont il faudra bien tenir compte, seront un frein qui empêchera de dépasser une certaine mesure dans les concessions à venir. L’opinion opérera comme un régulateur. Mais qui ne voit combien ces conceptions sont dangereuses ? Après avoir éveillé des appétits qu’on ne réussira pas à rassasier, est-on sûr de pouvoir à point nommé en restreindre les