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généralement de Shakspeare, enfin de l’opéra tel que le comprenait Verdi.

« J’ai relu le Roi Lear, qui est d’une merveilleuse beauté ; mais c’est une chose terrible d’être forcé de réduire une toile aussi démesurée à de brèves proportions, tout en conservant l’originalité, la grandeur des caractères et du drame. » Suit tout un projet de libretto, avec le choix des scènes et des personnages. Cordelia, cela va sans dire, et le bouffon, paraissent à Verdi les figures musicales, ou « musicables, » entre toutes. Un épisode l’attire et l’émeut particulièrement : Lear endormi sous la garde de Cordelia. Si quelque trait shakspearien ne le touche pas d’abord, il n’y demeure pas longtemps insensible. « Il m’a paru et me paraît encore que, dans la première scène, le motif qui fait déshériter Cordelia par Lear est enfantin, peut-être même ridicule aujourd’hui. N’y aurait-il pas moyen de trouver quelque chose de plus important ? Mais alors ne gâterait-on pas le caractère de Cordelia ? Dans tous les cas, c’est une scène à traiter avec beaucoup de prudence. » Six mois plus tard, après une observation du même genre : « Il est possible que je me trompe. Persuadez-moi. Persuadez-moi comme vous avez déjà fait quand je vous ai dit que la raison pour laquelle on déshéritait Cordelia semblait, de notre temps, puérile. Je n’avais pas plutôt lu les premiers mots de votre réponse, que je reconnaissais mon ignorance et mes torts. »

Sur un seul point, Verdi, classique et latin, ne se rendait pas, même à Shakspeare : « L’unique raison qui m’a toujours empêché de traiter plus souvent les sujets de Shakspeare, c’est la nécessité des changemens de décor à chaque instant. Quand je fréquentais le théâtre, cela m’était extrêmement pénible, je croyais assister à la lanterne magique. Les Français ont raison à cet égard : ils combinent leurs drames de manière à n’avoir besoin que d’un seul décor pour chaque acte. L’action marche ainsi vivement, sans obstacles, sans que rien détourne l’attention du public. Je comprends bien que dans Lear, il serait impossible de n’avoir qu’une décoration par acte ; mais, si vous trouviez le moyen d’en supprimer quelques-unes, ce serait une excellente chose. »

Autant qu’à l’unité, sinon davantage encore, le musicien dramatique tient à la brièveté. « Ayez seulement en vue la nécessité de faire court. Le public s’ennuie facilement. » — « Au théâtre, long est synonyme d’ennuyeux, et le genre ennuyeux est le pire de tous. » — « Je me chargerais de mettre en musique même un journal, une lettre, etc., mais le public, au théâtre, admet tout, sauf l’ennui. »

Pour le coup, Verdi se trompait, au moins pour l’avenir. La