Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/930

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Ælla, — lui soit impitoyablement refusée, comme tout le reste ! Dès ce jour-là, du moins, le jeune poète renoncera pour toujours à toute ambition littéraire. Repoussé du Town and Country Magazine, il ne tentera pas de présenter ailleurs un poème qui, sans doute, lui aura plus coûté à écrire que toute l’innombrable série de ses autres ouvrages depuis son départ de Bristol. Sa seule pensée, désormais, sera de s’engager abord d’un navire en qualité d’infirmier, grâce à un certificat que ne pourra manquer de lui délivrer son ancien patron et complice, M. William Barrett ; puis, quand cette suprême espérance s’écroulera à son tour, quand le malheureux Chatterton se sera lassé d’attendre le certificat vainement imploré de son « bienfaiteur, » une forte dose d’arsenic mêlée à un verre d’eau, le soir du 20 août 1770, lui procurera le repos salutaire qu’il n’aura plus connu depuis sa première visite aux bureaux du Farley’s Journal, deux ans auparavant.


Tout le récit de ces derniers mois de la vie de Chatterton, tel qu’il nous est présenté par M. Ingram, nous apparaît imprégné d’une émotion tragique sans pareille, dépassant de beaucoup, — il faut bien l’avouer, — celle qui se dégage pour nous de la lecture du drame fameux d’Alfred de Vigny. Il est vrai que nous n’y entrevoyons pas même l’ombre d’une Kitty Bell, encore que la nièce d’un plâtrier, dans l’appartement duquel avait logé le poète, nous le décrive comme « terriblement enclin à aimer le beau sexe. » Ce goût naturel du « beau sexe, » Chatterton ne semble pas avoir eu l’occasion, ni le loisir de le satisfaire durant les cinq mois de son séjour à Londres, tout absorbé d’abord par ses rêves merveilleux d’émancipation et de gloire littéraire, et bientôt après parle souci de gagner assez d’argent pour payer sa logeuse et pour se procurer un morceau de pain. Car les quelques personnes qui l’avaient approché depuis le début de juillet jusqu’au jour de sa mort assuraient qu’il avait dû passer des semaines presque sans rien manger ; et si la plupart de ses biographes admettent aujourd’hui l’hypothèse du suicide par l’arsenic, l’opinion de ces témoins de sa vie tendait plutôt à supposer que le pauvre garçon était mort de faim. Mais à défaut d’intrigue romanesque, dans ce triste récit, quelle admirable impression de vérité humaine ! et combien aimable et touchante la petite figure d’enfant qui s’y révèle à nous, avec sa vanité ingénue associée à une parfaite innocence de cœur ! Un enfant, impossible d’imaginer un autre mot pour définir cette figure de l’ex-complice de William Barrett dans la fabrication de faux documens : un enfant accoutumé à jouer sous les yeux de sa mère, et ne parvenant pas à