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l’un des plus hauts chefs-d’œuvre du romantisme anglais[1]. Et cependant aucun d’entre eux, ni le potier Catcott, ni le pasteur son frère, ni l’épais et parcimonieux Burgum, son associé, de qui Chatterton reçut tout juste un écu en récompense d’une magnifique Relation des faits et gestes de la maison des De Burgham depuis le temps de la conquête normande, aucun ne semble avoir eu la moindre idée d’une supercherie, — tous ces bourgeois vaniteux éprouvant trop de mépris à l’égard de l’humble fils du maître d’école pour le supposer capable d’un pareil effort d’invention personnelle, — aucun d’eux à l’exception, probablement, de ce chirurgien, William Barrett, que nous avons vu tout à l’heure s’employant à expliquer le sens des termes démodés, dans le texte imprimé par le Farley’s Journal.

Celui-là conserve aujourd’hui encore, dans l’histoire de la littérature anglaise, l’enviable réputation d’avoir été le protecteur et le fidèle ami de Thomas Chatterton. Non seulement il nous a laissé la plus grosse part des renseignemens que nous possédons sur les années d’enfance et de jeunesse du poète : nous savons aussi que ce dernier, jusqu’au moment de son départ pour Londres en 1770, a surtout vécu des petites sommes qu’il obtenait du riche chirurgien, contre livraison d’une foule de documens divers, actes officiels, généalogies, plans et descriptions d’édifices anciens, toutes choses destinées par William Barrett à figurer dans sa volumineuse Histoire de Bristol. Mais il ressort désormais, avec une clarté décisive, de la savante et éloquente biographie de Chatterton publiée récemment par M. John Ingram, que ce soi-disant bienfaiteur du poète, très loin d’avoir été dupe de sa supercherie littéraire, l’a de tout temps connue, approuvée, et facilitée, Son rôle dans l’aventure de Chatterton ne s’est pas réduit à exploiter impudemment le pauvre garçon sous prétexte de lui venir en aide l’obligeant à lui fournir pour un morceau de pain des manuscrits dont la vente allait bientôt lui valoir d’énormes bénéfices : nous apprenons en outre que c’est lui qui, dès le début, l’a expressément engagé à profiter de la possession des parchemins de l’église Notre-Dame, — simples actes privés sans la moindre valeur historique, — pour s’adonner à la fabrication de faux documens du moyen âge ; que c’est lui qui l’a pourvu des glossaires, histoires, et autres ouvrages nécessaires à l’apprentissage de ce triste métier, lui qui l’a contraint d’abuser de ses dons merveilleux pour produire des œuvres que

  1. Car l’enfant ne se bornait pas à vendre des copies de ses prétendues découvertes : à grand effort, il fabriquait de faux documens anciens, d’un archaïsme assez puéril, mais révélant chez lui une singulière habileté calligraphique.