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la matinée, ou mieux toute la semaine, à étudier Henry George, et il me disait : « Connaissez-vous Henry George ? le lit-on chez vous ? Comment les Américains, les Anglais, les Français n’ont-ils pas encore adopté le système d’impôt d’Henry George ; avec lui, ils auraient déjà mis fin à l’iniquité de la propriété foncière. » On voit que si, comme sociologue ou socialiste, Tolstoï a quelque originalité, elle est, tout entière, dans le sentiment moral, dans l’inspiration évangélique. C’est par-là uniquement qu’il se distingue du vulgaire troupeau des utopistes et des révolutionnaires, mais cela suffit à l’en distinguer nettement.

Les révolutionnaires revendiquent bruyamment Tolstoï ; en ont-ils bien le droit ? Comme anarchiste, oui peut-être ; il leur appartient, — comme évangélique, non assurément ; il n’est pas des leurs. Et comme toute sa doctrine est imprégnée et nourrie de la moelle de l’Evangile, comme il ne veut la mettre en pratique qu’à l’aide des vertus recommandées par l’Evangile, c’est-à-dire par l’amour, par le dévouement, par l’abnégation, par le sacrifice, on peut dire que sa doctrine, bien qu’aboutissant en apparence au même terme, reste au fond en opposition, en contradiction avec les doctrines révolutionnaires en vogue. Tolstoï réprouve formellement et l’esprit, et les mobiles, et les méthodes révolutionnaires, c’est-à-dire tout ce qui fait, à proprement parler, la révolution et les révolutionnaires. Il repousse délibérément la force, la violence, autant dire les procédés favoris des fauteurs de la Révolution, de même qu’il condamne, selon l’ascétisme d’un disciple de l’Evangile, le goût du bien-être, le désir des richesses, la passion des biens de ce monde. Il se place au pôle moral opposé à celui où se tiennent la plupart des apôtres de l’anarchie ou du socialisme. Aux hommes, il parle toujours de leurs devoirs, rarement de leurs droits ; c’est pour cela qu’aux heures mêmes où la Russie, secouée par les victoires japonaises, semblait entrer en révolution, la grande voix de Iasnaïa Poliana a eu peu d’empire sur les compatriotes de Tolstoï. La transformation de la Russie, la rénovation de l’humanité, il ne l’attendait ni d’un coup de force, ni de la conquête du pouvoir, ni du règne d’une démocratie omnipotente ; il l’attendait du renouvellement intérieur de l’homme, de sa transformation morale, de sa conversion au renoncement et à la charité, de l’Evangile, en un mot.