Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/836

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être entendu autrement, sans dégénérer en jeu d’esprit, indigne d’un homme comme Tolstoï.

Si tronqué, et en même temps si outré que soit cet Evangile selon Tolstoï, sommes-nous en droit de dire qu’il n’y a, pour nous, aucune leçon à en tirer ? Quand Tolstoï reproche à la plupart des chrétiens, de toutes les Eglises, de n’être chrétiens que de nom, parce qu’ils se contentent de pratiquer les observances traditionnelles, au lieu de se pénétrer de l’esprit de l’Evangile, le vieil apôtre slave leur fait-il un reproche immérité ? Les saints l’ont dit longtemps avant lui : orthodoxes ou catholiques, rares sont les vrais chrétiens, ceux qui sont profondément imprégnés de l’esprit du Christ, ceux qui, rejetant les compromis mondains, ne se résignent pas à servir deux maîtres à la fois. En ce sens, on peut dire que, en dépit de toutes ses erreurs ou de toutes ses lacunes, la prédication de Tolstoï a pu ranimer le sentiment religieux, réveiller la conscience chrétienne chez nombre d’âmes étrangères aux excès ou aux rêveries de ses doctrines.

De même, quand Tolstoï affirme que le Christianisme de l’Evangile est, avant tout, une doctrine de paix, d’amour, de justice, quand il provoque, chez les chrétiens, la généreuse ambition de travailler à la rénovation de nos sociétés, à l’avènement du royaume de Dieu parmi les hommes, que fait-il, sinon rappeler au monde, qui l’avait oublié, la valeur sociale de l’Evangile et l’idéal social chrétien ? En cela encore, l’hétérodoxe apôtre de Iasnaïa Poliana se montre plus chrétien que nombre de chrétiens, dévotement fidèles à l’orthodoxie doctrinale. En prétendant fonder la société de l’avenir sur plus de fraternité et plus de justice, grâce à la loi d’amour, empruntée de l’Evangile, il ne fait guère, ce Russe lointain, qu’entreprendre, à sa façon ingénue et barbare, la grande tâche à laquelle, avec plus de mesure et moins d’imprudence, l’élite des chrétiens de nos jours, et à leur tête le pape Léon XIII, ont osé convoquer les peuples d’Occident. Ici encore, Tolstoï a pu être un excitateur d’esprits, un éveilleur de consciences, jusque parmi les chrétiens les plus respectueusement attachés aux traditions de l’Eglise.