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la terre russe. La plupart des articles de son credo se rencontrent dans les prédications des missionnaires itinérans de la forêt ou de la steppe.

Bien mieux, les plus bizarres de ses doctrines, les plus choquantes pour nous, telles que l’antinationalisme et l’antimilitarisme, il les tenait parfois lui-même des prophètes populaires, qu’il s’était plu à rencontrer : de Soutaïef par exemple, un des plus curieux sectaires du siècle dernier, de Soutaïef dont Tolstoï me montrait le portrait dans son cabinet de Iasnaïa Poliana, Ces Wiclef ou ces Calvin de village, Tolstoï a été autant leur disciple que leur maître, si bien que plusieurs sectes du peuple ont pu croire qu’il s’était délibérément converti à leur foi.

Qu’un Tolstoï et un paysan comme Soutaïef aboutissent, en leurs investigations religieuses, aux mêmes conclusions, comment en être surpris ? C’était, chez eux, même tempérament et même méthode. Comme le moujik, Tolstoï se persuade que la parole de salut, le talisman sacré qui doit guérir les plaies de l’humanité est encore à découvrir ; et pour le trouver, il lui semble, comme au moujik, qu’il n’a qu’à prendre l’Evangile et à le lire, attentivement, verset par verset. Lui aussi, en matière théologique ou économique, est un autodidacte qui cherche la vérité dans la nuit, à la pâle clarté de sa lampe solitaire. Que le monde, déjà vieux, ait peiné des siècles, avant lui, sur le saint livre et sur les éternels problèmes, il n’en a cure ; il a le goût des Russes pour la table rase. Comme tant de ses compatriotes de toute classe, il fait peu de cas de la tradition, de la science, de l’autorité. Il a, en sa propre clairvoyance, la confiance candide de l’homme du peuple ou de l’adolescent qui croit que, pour découvrir la vérité, il n’a guère qu’à s’y appliquer.

De même que les hérésiarques de villages, il ouvre, à cinquante ans, l’Evangile, et il l’interroge comme un livre nouveau, tombé du ciel hier. Comme il a été au collège et sait vaguement que le mieux est de se reporter à l’original, au lieu de la version slavonne de l’Eglise, il recourt au texte grec, rapprenant pour cela la langue d’Athènes, s’aidant souvent, comme il nous le confesse, des meilleurs dictionnaires. Ainsi muni, il suit le texte sacré, pas à pas, verset par verset. Comme celle des moujiks, son interprétation est d’ordinaire littérale. Il est écrit dans l’Evangile : « Ne jugez pas. » Tolstoï, appuyé sur le texte grec et sur ses lexiques, nous affirme que cette parole du