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Nicolaïévitch sur la terre et sur la propriété ? Devaient-ils, en conscience, se regarder comme vivant dans le péché, parce qu’ils ne se faisaient pas scrupule de vivre, comme leurs ancêtres, sur les propriétés de la famille, au lieu de les « restituer, » comme l’eût voulu Tolstoï, aux paysans du voisinage ? Ou encore, puisque Léon Nicolaïévitch ne voulait pas conserver personnellement la propriété ou l’administration de son domaine familial, sa femme et ses enfans devaient-ils s’interdire d’accepter qu’il leur en fît légalement l’abandon ? Et si l’on admet que, pour ne pas laisser dépouiller ses enfans, la comtesse Tolstoï fût en droit de recourir à de tels expédiens, faut-il condamner Tolstoï d’y avoir consenti ? Faut-il, pour cela, comme ses détracteurs, l’accuser de n’avoir été qu’un hypocrite, heureux de continuer à vivre en grand propriétaire, sur un domaine dont il avait soi-disant abandonné la propriété ?

La vérité est que le châtelain de Iasnaïa Poliana avait dû se résigner à faire à la vie, à ses devoirs d’époux et de père, le sacrifice de l’application de la doctrine qui lui tenait le plus au cœur. Le conflit des nécessités de l’existence et de ses convictions intimes le réduisait amener, sur les terres de ses aïeux, une vie en contradiction avec les principes qu’il ne cessait de proclamer. De là, pour lui et pour les siens, une situation fausse, dont tous souffraient, lui plus que personne, et dont il ne pouvait sortir qu’en trahissant ses devoirs d’époux et de chef de famille, en abandonnant, au risque de la tuer de désespoir, une femme qui avait vieilli à ses côtés, qui lui avait donné treize enfans, et qui, malgré les dissentimens des dernières années, était toujours demeurée pour lui la compagne la plus tendrement dévouée. Tragique combat entre ses devoirs et ses convictions qui, sous la sereine apparence d’une existence paisible a, durant une vingtaine d’années, déchiré l’âme de Tolstoï et assombri sa majestueuse vieillesse.

Comme autrefois François d’Assise, un de ceux qui, avant lui, avaient osé suivre jusqu’au bout les préceptes du Seigneur, le vieux barine russe eût voulu, lui aussi, épouser l’austère fiancée, « veuve de son premier époux, » la maigre Pauvreté ; mais il n’était pas libre ; il avait au doigt un anneau qui l’enchaînait