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dans l’après-midi, écoutant, avec une bienveillance parfois impatiente, leurs fades complimens et leurs questions souvent saugrenues. Ses détracteurs l’accusaient de prendre un vaniteux et sénile plaisir à ces exhibitions presque quotidiennes, d’aimer puérilement à jouer au dieu et à l’idole devant ses visiteurs exotiques, ainsi qu’un vieil acteur, heureux de monter en scène et toujours affamé d’applaudissemens. C’était un des reproches que lui adressaient ses adversaires, un de leurs argumens habituels, quand ils osaient le traiter de poseur et de faiseur, moins soucieux de morale et de réforme sociale que d’éblouir de loin les foules et d’attirer les hommages en frappant, par ses étrangetés calculées, l’imagination des hommes. Ce n’était là, croyons-nous, qu’une calomnie ; ce personnage, ce rôle, si l’on veut, de grand homme mondial auquel le contraignait l’encombrante admiration de ses visiteurs de toute race, il le jouait avec une bonhomie, parfois même avec une ingénuité manifestement sincères. S’il se prêtait volontiers, une ou deux heures par jour, aux visites d’inconnus, c’est que, parmi eux, il croyait souvent découvrir des sympathies lointaines ou recruter des amitiés précieuses.

Ses maximes du reste ne lui permettaient guère d’écarter les voyageurs, riches ou pauvres, qui, de la Russie ou de l’étranger, prétendaient lui demander conseil, ou lui apporter leurs remerciemens de les avoir arrachés aux illusions de la vie mondaine. Quoiqu’il eût pris l’habitude de ces visites du dehors, et qu’il y trouvât peut-être une distraction ou un encouragement, Léon Nicolaïévitch ne cachait pas qu’il en était souvent las et excédé. Je l’ai ainsi entendu se plaindre du sans-gêne indiscret de ses visiteurs américains. Plus d’une fois, il a dû songer à se soustraire à ces importuns hommages qui troublaient, tout l’été, la paix des bois de Iasnaïa Poliana. On ne saurait cependant y voir la cause de sa fuite tardive loin de la maison natale. Quand il eût voulu s’y enfermer et en interdire les portes à tout visiteur étranger, il ne pouvait condamner sa femme et ses enfans à la séparation du monde et à la rigide claustration qui semblait d’accord avec ses principes. Il était maître de vivre à Iasnaïa Poliana en patriarche, non en ermite solitaire.

Nous touchons ici au point douloureux de la longue existence de Léon Nicolaïévitch. Cette noble vie de famille qui a duré près d’un demi-siècle était, de près comme de loin,