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avec ses paysans et sur les vrais sentimens de ces derniers à son égard. Les sentimens des hommes du peuple, du paysan surtout, envers leur maître, envers leur patron ou leur supérieur, sont partout difficiles à pénétrer. Dans la Russie ancienne, les relations entre le seigneur et les moujiks gardaient souvent une familiarité patriarcale ; il m’a semblé qu’il en était encore ainsi à Iasnaïa Poliana. Mais sous ces dehors de respectueuse déférence, on croyait découvrir, chez les moujiks, le fond de réserve et de défiance paysannes qui, presque partout, marquent les relations des gens de la campagne avec les hommes des classes supérieures. A l’égard même d’un philanthrope comme Tolstoï, cela ne pouvait surprendre. Ses idées ses principes même, bien connus de ses anciens serfs, son costume de villageois faisaient de lui, à leurs yeux, un homme bizarre, inconséquent, difficile à comprendre. Les détracteurs de Tolstoï ont dit, de lui, que c’était un barine qui s’amusait à jouer au moujik. Les paysans, avec leur défiance invétérée pour tout ce qui n’est pas de leur monde, ont dû souvent avoir de lui la même opinion. Il était certes leur ami, leur bienfaiteur, mais ses théories avaient donné aux moujiks l’espérance que ses bienfaits iraient au-delà de ceux qu’ils recevaient de lui. On sait que les idées de Tostoï sur la terre sont celles de la plupart des paysans russes. A l’étroit, aujourd’hui, sur les champs que leur a concédés l’acte d’émancipation, les moujiks jettent des regards d’envie sur les terres demeurées à leur ancien seigneur, rêvant toujours de l’oukaze impérial qui doit les leur accorder. Les théories de Tolstoï ne pouvaient qu’encourager leurs convoitises et les rendre plus impatientes.

De là, une gêne inévitable entre les anciens serfs, désireux de s’emparer du domaine seigneurial, et l’ancien seigneur qui prêchait l’abandon de toute propriété personnelle, sans se croire permis de dépouiller ses enfans, ses neuf enfans, de l’héritage de leurs ancêtres. Pour un prophète du tempérament d’apôtre comme Tolstoï, c’était là une situation fausse ; il en avait conscience et il en souffrait. On sait que, ne voulant pas demeurer propriétaire, il avait fait à sa femme et à ses enfans l’abandon de ses biens[1]. La comtesse Tolstoï, femme de

  1. Cette terre qu’il n’a pu donner aux paysans de son vivant, on sait aujourd’hui qu’il la leur destinait après sa mort. Iasnaïa Poliana doit à cet effet être racheté à la famille, avec le produit de la vente de ses œuvres, selon les instructions données par Tolstoï à sa légataire, sa fille Alexandre.