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fond, les mêmes sentimens primordiaux, les mêmes aspirations, la même conception de la vie.

Pour lui, comme pour le moujik, la terre, la vie des champs, la nature sont le cadre normal et comme providentiel de la vie humaine. Tout le reste est artificiel, déformation et corruption de l’homme et de la race. De là, sa répulsion pour les villes, son antipathie pour la vie urbaine et toute la complexe civilisation moderne. Comme Rousseau, avec plus de sincérité ou plus de profondeur que Rousseau, il est l’homme de la nature ; et la nature, pour lui également, c’est la campagne et la vie champêtre. Comme autrefois Rousseau, qu’il a beaucoup lu et dont il avoue lui-même s’être inspiré souvent, comme de nos jours Ruskin, lui aussi, un prophète avec qui Tolstoï, malgré bien des oppositions, offre plus d’une ressemblance, il engage l’homme à fuir les villes, ces destructrices de la vie morale aussi bien que de la vie physique. A la différence de la plupart de nos contemporains, presque seul parmi les grands écrivains ses compatriotes, Tolstoï est un rural ; il l’est d’origine, et il l’est resté ou vite redevenu. Né à la campagne, élevé en grande partie à la campagne, il y a passé plus des trois quarts de sa longue vie.

Léon Tolstoï est né, il a vécu, il est enterré à Iasnaïa Poliana, au Sud de Moscou, à quelques lieues de Toula, dans une contrée où les deux grandes régions de la Russie, la région des forêts et la région des terres de culture, se touchent et s’enchevêtrent. Cette province de Toula est une des plus foncièrement russes de la Russie. Aux environs de Iasnaïa Poliana, ne se rencontrent ni Finnois, ni Tatars, ni Polonais, ni Juifs, ni Petits-Russiens. Ce pays de Toula, relégué durant des siècles à l’extrémité de la Moscovie, au Nord de la steppe ravagée par les Tatars, est aujourd’hui au cœur même de la Russie. Naguère encore tout rural, en dehors au moins de la ville, il est devenu en grande partie industriel. A peu de verstes de Iasnaïa Poliana montent, au-dessus des campagnes, les noires colonnes de fumée de massives usines. C’était une des tristesses de Tolstoï d’assister impuissant aux envahissemens de la grande industrie ; il pouvait, du fond des bois de ses aïeux, en suivre les conquêtes, en constater les misères et en maudire les empiétemens.

J’ai passé une journée chez Léon Tolstoï, à Iasnaïa Poliana, en mai 1905. On approchait de la fin de la guerre japonaise.