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réclament de ses enseignemens et qui prétendent s’abriter derrière son grand nom, ont vraiment médité sa doctrine, se sont réellement pénétrés de ses leçons et de son esprit ? La plupart, en se parant de lui, l’ont volontairement ou inconsciemment trahi, défigurant sa pensée, tronquant sa doctrine, en repoussant l’idée directrice — l’idée religieuse ; en rejetant le fondement, — l’Évangile. Car si, dans la « foi » du réformateur russe, se retrouvaient les ingrédiens habituels, les confus élémens des utopies sociales contemporaines, le tout était dominé par les aspirations d’une âme en son fond demeurée chrétienne, par un divin sentiment moral qui, en s’en faisant le support, rendait la chimère moins chimérique.

C’est l’éloge que ne peuvent refuser à Tolstoï ceux qui admirent son génie, en refusant de le suivre en ses outrances. Pour ne pas partager tous les rêves et les espérances millénaires du patriarche de Iasnaïa Poliana, ils n’ont pas le droit de méconnaître ce qu’il y a de noble et de pur, ce qu’il y a de chrétien et de sain en ses œuvres, en ses exemples, en sa vie.


I

Pour comprendre Léon Nicolaïévitch Tolstoï, son évolution et ses doctrines, il faut d’abord le replacer dans le cadre habituel de son existence, dans son milieu national. À aucun écrivain, à aucun sociologue, ne peut mieux s’appliquer la méthode, parfois décevante, de Taine.

Tolstoï est avant tout un Russe, un Russe de vieille souche, un Russe de la Grande-Russie. Il ne peut être coupé du sol natal dans lequel plongent, par toutes leurs racines profondes, sa vie intellectuelle et sa vie morale. Il a, au moral comme au physique, les traits distinctifs de sa race et de son peuple. Il en a les qualités, les dons, les tendances, portés à un degré rare et comme exaltés par la nature en un exemplaire unique, ainsi qu’il arrive chez les grands hommes. Aussi a-t-on pu dire que, de tous les Russes contemporains, il est, selon le néologisme à la mode, le plus « représentatif. » Léon Nicolaïévitch était en vérité comme une magnifique incarnation de l’esprit russe, du génie russe ; amis ou adversaires, les plus pénétrans de ses compatriotes ne s’y sont pas trompés. Cela est vrai de l’homme,