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Mais nous aurions exigé que la direction en fût confiée à un autre ; nous aurions empêché l’Empereur de prendre le commandement en chef, et nous aurions attribué ce commandement au seul qui fût alors en situation de l’exercer, à Mac Mahon.

Canrobert était incapable de remplir un poste aussi considérable : il l’avait reconnu lui-même, en Crimée, et l’armée, tout en admirant fort ses brillantes qualités, eût éprouvé quelque inquiétude à être placée sous son autorité[1]. Le Bœuf ne pouvait non plus être choisi. Ducrot, qui a dénigré tous les chefs militaires, disait de lui[2] : « Il est impossible de diriger des troupes avec une entente plus parfaite du jeu des différentes armes, de donner des ordres avec plus de calme, de clarté, de précision. Ajoutez à cela qu’il est un homme d’une intelligence supérieure. » Mais il était trop jeune maréchal et n’avait pas donné de preuves suffisantes, en dehors de la direction de l’artillerie, pour s’imposer à des collègues susceptibles et plus anciens en grade. L’option eût été entre Bazaine et Mac Mahon.

On n’avait pas cru devoir maintenir Bazaine dans la disgrâce qui lui avait été infligée après son retour du Mexique, et on l’avait employé à Nancy, puis mis à la tête de la Garde. Néanmoins, il était resté peu en faveur. On persistait à lui attribuer l’échec de l’expédition, dont aucune capacité politique ni militaire n’aurait pu assurer le succès, et cette défaveur de la Cour, transpirant dans le public, en faisait le général favori de l’opposition. Son frère et son neveu travaillaient à accroître cette popularité en frayant avec les orateurs célèbres, adversaires du gouvernement impérial et même avec Rochefort. Lui restait étranger à ces compromissions. Thiers ayant chargé son neveu de lui dire qu’il ne partageait pas l’opinion défavorable que des courtisans propageaient contre lui, que sa conduite au Mexique avait été honorable, qu’il le dirait dans son prochain discours et qu’il le priait de lui envoyer les notes et documens de nature à corroborer sa thèse, le maréchal s’y refusa, répondant qu’il ne pouvait disposer d’aucun document en faveur de personne, et surtout au profit d’un membre de l’opposition, sans l’autorisation du ministre de la Guerre. Ce refus accrut l’estime de Thiers, et cette estime était cependant déjà très haute, car il

  1. Voyez l’Empire libéral.
  2. Vie militaire du général Ducrot d’après sa correspondance, t. III, p. 258 et suiv.