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fin ; Ney n’avait son coup d’œil extraordinaire que sur un champ de bataille circonscrit : Napoléon était également lucide dans le cabinet et sous les balles, sur un petit théâtre et sur un grand, dans une bataille et dans une campagne, à toutes les phases de la mêlée. Peut-on concevoir une résolution plus constante ? Son imperturbabilité était stoïcienne ; lorsque les événemens étaient favorables, il était parfois brusque et impatient ; dès qu’ils s’assombrissaient, il devenait doux, calme, ne voulant pas ajouter au tumulte menaçant des choses celui de ses propres agitations.

On raconte des prodiges de l’activité d’Annibal et de César : il n’y avait pas de travail qui pût lasser le corps ou rebuter l’esprit d’Annibal, César supportait les fatigues au-delà de toute croyance. L’activité de Napoléon n’était pas moindre. Il travaillait sans relâche ; dans aucune vie humaine il n’y a eu une telle intensité de labeur. « Les états de situation, écrivait-il à son frère Joseph, sont pour moi les livres de littérature les plus agréables de ma bibliothèque, et ceux que je lis avec le plus de plaisir dans mes momens de délassement. » Six heures de sommeil lui suffisaient ; il pouvait dormir à toute heure, se réveiller, se rendormir, être réveillé de nouveau ; les plus petits officiers interrompaient son repos pour lui faire un rapport ; il se levait spontanément tous les jours de minuit à deux heures du matin, heure à laquelle arrivaient les renseignemens expédiés par les généraux à la fin de la journée. De son quartier général il se rendait à la tête de ses corps en voiture, suivi par une brigade de ses chevaux de selle ; pendant le trajet, il lisait ses dépêches, expédiait ses réponses par ses aides de camp et officiers d’ordonnance qui galopaient à la portière. L’heure de la bataille s’approchant, il était constamment à cheval pour reconnaître la force et la position de l’ennemi, étudier le terrain, parcourir les bivouacs ; en quelques heures, il fatiguait plusieurs chevaux. Pendant les trois jours qui précédèrent Austerlitz, il visita tous les camps, réunissant autour de lui officiers et soldats, leur expliquant les devoirs militaires. Quand il ne se rendait pas aussitôt sur le théâtre des opérations il se couchait, un compas à la main, sur ses cartes, où la position de ses corps d’armée et de ceux de l’ennemi était marquée par des épingles de couleurs différentes ; il calculait les distances, choisissait les emplacemens, dictait des instructions qui, à elles seules, « seraient un titre de gloire. » Le jour de la bataille, il est à cheval, une longue-vue