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et par déduction logique, qu’un pays fort ne peut même plus comprendre, vous venez de le voir, — qu’un peuple faible soit patriote et trouve injuste et idiot qu’il le soit.

Le benthamisme est donc bien loin. Étatisme et impérialisme confluent et convergent pour l’étouffer : l’étatisme, en persuadant à l’individu qu’il a tort de vouloir être lui et qu’il sera bien mieux simple cellule de l’État, le nourrissant, nourri, par lui, gouverné par lui et ne gardant aucune autonomie, aucune personnalité, sauf relativement peut-être à son épouse ; — l’impérialisme, qui est comme une sorte d’étatisme international, persuadant à ces individus collectifs qui s’appellent les petits peuples qu’ils ont tort de vouloir être des individus et qu’ils feraient bien mieux d’être des cellules d’un Léviathan, le nourrissant, nourries par lui, sans autonomie, sans goûter le plaisir de se gouverner soi-même, mais grosses et grasses et à peu de frais ; et n’est-ce pas le bonheur ?

On le voit, par tous les bouts, le benthamisme est bien ébréché. J’ai parlé de randonnée au commencement de ce papier. C’est le mot juste. De la conception du gouvernement autoritaire les peuples qui furent les plus libéraux et, disons-le, qui le sont encore, reviennent insensiblement à la conception du gouvernement autoritaire, sous une autre forme, au fond très peu différente, de l’État paternel ; après une excursion dans l’individualisme, ils reviennent à l’Etat patron. Il est possible que le libéralisme n’ait été, dans l’histoire de l’humanité, qu’un épisode très court, extrêmement court, le rêve d’une nuit d’été, de quoi les historiens du XXIe siècle, de minimis non curantes, ne croiront même pas devoir tenir compte ; et que le règne de la force et l’adoration de la force soient, pour le regard d’ensemble, les caractéristiques continues et invariables de l’espèce humaine. Soit ; je me féliciterais, cependant, à ma dernière heure, d’avoir fait partie de l’épisode.

Tout cela tend-il à faire entendre que le livre de M. Dicey soit mauvais ? Il tend surtout à faire entendre qu’il est plein de faits, plein d’idées, débordant d’intelligence et que, pour en parler d’une manière qui fût digne de lui et qui fût complète, il faudrait en deviser pendant un an, vacances comprises.


EMILE FAGUET.