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de cette longue Correspondance entre les deux hommes extraordinaires qui devaient remplir la moitié de leur siècle du bruit de leurs intrigues, de leurs batailles et de leurs victoires.

De quel ton Voltaire s’empressa de répondre à son royal admirateur, à peine ai-je besoin de le dire. Ce prince, qui venait ainsi à lui, n’était-il pas en effet sa revanche, revanche de ses ennemis, des Desfontaines et des Rousseau, revanche de l’Académie, revanche du Parlement, des ministres, du roi même ? Aussi quand une affaire nouvelle, avec le Mondain, une sotte affaire, sottement soulevée par M. de Chauvelin, vers la fin de l’année 1736, vint l’obliger à passer quelques mois en Hollande, il s’en fallut de bien peu que, laissant là Mme du Châtelet, qui se tuait cependant d’écrire et d’agir pour lui, l’ingrat ne poussât dès lors jusqu’en Prusse, avec l’intention de s’y fixer. C’était trop tôt : à peine émancipé de la tyrannie domestique de son brutal de père, Frédéric, du fond de la solitude qu’il s’était arrangée à Rheinsberg, en attendant l’heure de ceindre la couronne, ne pouvait rien pour ses amis. Mais la correspondance continua, de jour en jour plus flatteuse des deux parts, plus caressante, plus familière, vrai commerce d’amoureux autant x que de philosophes, dont Emilie ne tarda pas à prendre ombrage, et à bon droit, il faut le reconnaître, puisque enfin si nous ne démêlions pas aujourd’hui l’intérêt que Voltaire y avait, les suites qu’il en attendait, les espérances de fortune qu’il y fondait, nous pourrions croire qu’en vérité cet homme si fin y perdit la tête. Il convient seulement d’ajouter, puisqu’en effet on ne l’a point assez dit, que dans ce long échange de petits vers et de madrigaux en prose, les adulations de Voltaire ne passent point, ni même n’égalent toujours les flagorneries de Frédéric. C’est qu’il n’importait guère moins à Frédéric d’avoir Voltaire dans son jeu qu’à Voltaire de pouvoir s’honorer publiquement de la faveur du prince. Comme deux royautés qui voyaient l’une et l’autre approcher l’instant de régner, ils traitaient de puissance à puissance ; et, pour Voltaire, qui n’était pas des deux le moins subtil, il avait déjà l’intention bien formée de tirer de cette politique, il ne savait encore quoi, mais quelque chose pourtant de plus réel, de plus effectif et de plus solide que des satisfactions de pure vanité.

Sur ces entrefaites, au commencement de l’année 1740, comme le poète était à Bruxelles, pour y suivre un procès de la