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maisons où l’on eût regardé comme un bonheur de l’avoir » et au besoin « où on l’eût caché entre sa peau et sa chemise, » il était d’ailleurs naturel que Voltaire donnât une préférence à l’amie dont le dévouement se marquait en des termes si vifs, — et figurés assurément, — mais tout de même un peu crus.

Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil, née en 1706, mariée en 1726 au marquis du Châtelet-Lomont, mise aussitôt à la mode par le marquis de Guébriant, et successivement par « plusieurs autres, » sans en excepter le héros des alcôves du temps, le duc de Richelieu, avait contracté depuis déjà quelque temps avec Voltaire l’un de ces arrangemens où les sens avaient leur part, peut-être, mais l’esprit aussi la sienne, plus grande, et la vanité enfin ou même l’intérêt une plus grande encore. C’est un trait que Mme du Deffand, dans un portrait où dans une caricature qu’elle nous a laissé de la belle Emilie, n’a eu garde d’oublier, quoique étant de ses amies les plus particulières, et un autre témoin, plus naïf, mais non pas pour cela moins jaloux, Mme de Graffigny, y appuie à son tour, dans ses Lettres datées d’un séjour qu’elle fit à Cirey. « Elle m’a montré son bijoutier, dit-elle dans une de ces lettres, il est plus beau que celui de Mme de Richelieu, — le joli mot de femme de chambre ! — Quand elle était à Craon (chez les Beauvau), elle n’avait pas une tabatière d’écaille ; elle en a bien quinze ou vingt d’or, de pierres précieuses, de laques admirables, d’or émaillé… des montres de jaspe, avec des diamans ; des étuis, des choses immenses. » Mais tout cela n’empêche point qu’à ses heures, dans les intervalles que lui laissaient la passion de l’étude et celle du jeu, non moins fortes chez elle que celle des pompons, Mme du Châtelet, pendant de longues années, ait aimé, sincèrement aimé Voltaire, et qu’en échange des commodités ou du luxe de la vie, elle lui ait rendu, de son côté, d’utiles services, et de plus d’une sorte.

Avec une constante sollicitude, que ne devaient jamais lasser l’irascibilité, l’humeur contentieuse, les imprudences d’un homme qu’il fallait sauver de lui-même dix ou douze fois le jour, Mme du Châtelet allait veiller, quinze ans durant, sur les intérêts de Voltaire. En le retirant du grand monde, et en le fixant auprès d’elle à Cirey, non pas aussi longtemps qu’elle l’eût assurément voulu, ni sans être obligée de lui passer de nombreux voyages, qu’il aimait à faire seul, c’est de la carrière