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engagemens, quoique beaucoup eussent perdu des sommes considérables. Le petit rentier, loin de jeter ses titres sur la place, ce qui eût produit un effondrement, achetait avec la ferme confiance que la campagne s’ouvrirait par une grande victoire. La rente se maintenait à 66, 67, 68 ; ces hauts cours exerçaient la plus heureuse influence sur les autres valeurs et sur la situation du Crédit ; les capitaux abondaient, les comptes courans à la Banque s’élevaient à près de 600 millions, l’encaisse était de 1 milliard 144 millions.

Dans l’armée la satisfaction se manifestait chaque jour davantage. C’était à qui se féliciterait. Beaucoup ont répudié leurs sentimens de ce temps. Mon cher confrère, Albert de Mun, qui est non seulement un grand orateur et un admirable écrivain, mais encore un noble et vaillant cœur, l’a constaté par ces loyales paroles que j’oppose à tant de reniemens honteux : « Les générations nouvelles ne se rendent pas encore un compte exact de ce qu’était en 1870 l’état des esprits, lorsque la guerre éclata. Pour beaucoup, la France fut alors, par des calculs dynastiques, jetée soudainement dans une folle et criminelle aventure. A force d’entendre les politiciens déclamer sur ce thème facile, tout le monde s’est habitué à le dire après eux. Rien n’est moins vrai. La guerre, à dater de Sadowa, était déclarée dans les âmes. Quand, en 1867, surgit l’affaire du Luxembourg, on crut que l’heure était venue ; la France demeura mystifiée et humiliée. Le besoin de la revanche s’en accrut, un moment oublié dans l’étourdissement somptueux et les parades royales de l’Exposition. Pour aucun de nous ne se posait le redoutable dilemme de la victoire ou de la défaite : nous nous croyions invincibles, mais ce n’était pas une ridicule forfanterie. Nous savions très bien que nous avions en face de nous un ennemi redoutable. Un des officiers de l’état-major général me disait le 15 juillet : « Nous l’emporterons, mais ce sera un grand, un terrible duel. » Pour ce duel, nous nous sentions pleins d’une confiance que tout le monde partageait. Ah ! après les défaites ce fut à qui les avait prévues. Au mois de juillet 1870, nul ne les croyait possibles. Le 6 juillet, quand le duc de Gramont lut à la tribune du Corps législatif la première déclaration sur la candidature Hohenzollern, il y eut des officiers qui lui écrivirent pour le féliciter. Je fus de ce nombre. Depuis trois ans, nous attendions ce fier langage. Neuf jours