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l’heure où il se recueillait ; puis il alla successivement acheter des remèdes et un second pistolet, pour avoir, disait-il, la paire.

Indécis encore s’il continuerait à lutter, en se retirant dans sa chambre à coucher au deuxième étage, il appela son valet de chambre et lui dit : « Auguste, ne manquez pas de me réveiller demain matin à cinq heures et de m’apporter ma médecine. » Vers une heure du matin, le valet de chambre fut éveillé par la détonation d’une arme à feu. En même temps, il entendit son maître qui criait d’une voix affaiblie : « Auguste, Auguste, venez ici. » D’un bond, il fut dans la chambre de Paradol, qu’il trouva debout en face d’une armoire à glace, et qui l’accueillit par ces mots : « Avez-vous entendu ? — Oui, monsieur. — Je suppose que c’est un coup de pistolet qu’on aura tiré dans la maison voisine. — Sans doute, monsieur, mais vous ne paraissez pas bien ; désirez-vous que j’aille vous chercher quelques rafraîchissemens ? » Il n’avait pas achevé, que Paradol s’affaissait lourdement contre le manteau de la cheminée. En courant chercher des secours, Auguste aperçut des taches de sang sur ses propres vêtemens. Il remonta aussitôt. Il vit son maître respirant avec effort et comprimant son cœur de la main, comme pour arrêter son sang qui coulait à flots. Le malheureux, après quelques convulsions, expirait sans avoir prononcé un mot.

On trouva sur la cheminée une enveloppe portant ce » mots écrits au crayon : « Je me tue ; monsieur Berthemy, revenez et restez. » Le domestique alla aussitôt avertir Desjardins. Celui-ci ouvrit le pli cacheté que Paradol lui avait remis la veille, et qui disait : « S’il m’arrive un accident, je vous prie, monsieur Desjardins, avec M. Riggs, et le consul général à New-York, M. Victor Place, de pourvoir à ce que ma famille et mes domestiques soient renvoyés en leur pays ; j’espère que les mesures à prendre seront facilitées par les amis que j’ai aux Etats-Unis. » Le Lafayette, qui l’avait amené, remporta son cercueil. Il avait à peine quarante ans.

La disparition inattendue de cette brillante individualité produisit une émotion mêlée de stupeur. On éprouva un saisissement douloureux à apprendre l’anéantissement de tant de jeunesse et de tant de maturité, de tant de force et de tant de grâce. Première victime de la guerre, a-t-on dit. Non. Cette