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Vinet, prenez Sainte-Beuve, — trois natures bien dissemblables ! Eh bien ! ces trois grandes âmes [Sainte-Beuve, une grande âme ! ? ] avaient aussi leur « monde idéal, » et leur œuvre immense à faire. Cela n’empêche pas que leur correspondance, à tous trois, les montre sous le jour le plus aimable : comme des humains actifs, serviables et tendres. Et on n’a pas du tout cette impression en lisant les lettres, parfois admirables, mais en général si froides, si personnelles même, de George Eliot.

Il semble que, dans ses rapports avec les écrivains français, Charles Ritter ait été plus heureux, et qu’il n’ait pas connu de leur part les désillusions intellectuelles ou morales, — et même religieuses, — qu’il a fini par emporter de son long commerce avec George Eliot et avec Strauss. Ce fut ce dernier qui lui servit encore d’introducteur. En 1867, il avait envoyé à Sainte-Beuve sa première traduction des Monologues théologiques de Strauss : le critique remercia sur une carte de l’envoi de « ces précieuses méditations. » Un peu plus tard, des félicitations adressées à propos du fameux discours au Sénat sur « le diocèse » de la libre pensée valurent au jeune approbateur inconnu une véritable lettre de doctrinaire militant : « Il faut obéir aux différens âges, et tâcher de donner son fruit en chaque saison. Le goût nous le conseillerait, quand la conscience ne nous le dirait pas… On fera ce qu’on pourra, afin de ne point manquer à la charge qui nous incombe et à l’estime des honnêtes gens. » Charles Ritter lui ayant alors envoyé sa traduction de Deux discours de Strauss, Sainte-Beuve l’engagea vivement à extraire de l’œuvre « plus morale qu’exégétique » du théologien allemand « un volume exquis, et qui aurait dès lors son succès. » Il s’entremit auprès de l’éditeur Michel Lévy, parla du projet à Renan qui l’approuva fort et promit une préface, et le traducteur se mit à l’œuvre. Heureux de servir d’intermédiaire et de trait d’union entre les principaux maîtres de sa pensée, il envoyait à Sainte-Beuve la photographie de l’illustre exégète. « Le docteur Strauss, lui disait-il, lisait l’automne dernier les Causeries du Lundi : « C’est une lecture, m’écrivait-il, dont on ne peut s’arracher, et dans laquelle on ne sait jamais si on est plus charmé ou plus instruit. » Et Sainte-Beuve n’était pas en reste d’éloges : « Jamais, déclarait-il, vous ne m’en direz assez sur Strauss, un des plus beaux caractères de la sagesse moderne. » La mort de Sainte-Beuve ne devait rien changer aux sentimens de pieuse admiration que